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Interview
l'ours-polar

Interview de Pierre Cherruau

- Pierre Cherruau, on vous connaît peu, pourriez-vous nous parler de vous ?

J'ai publié deux polars aux Editions Baleine. L'Afrique est à chaque fois présente. Sans doute parce ce que j'ai vécu au Nigeria et au Bénin. Sinon, je suis journaliste à Courrier international.

Pierre Cherruau (photo)

Vous arrivez au roman noir par une belle anecdote, vous nous en dites deux mots.

Quand j'ai écrit mon premier manuscrit je ne savais pas trop de quoi il s'agissait et si ça pouvait intéresser quelqu'un. Comme je savais que Didier promenait tous les jours son chien pas loin du quartier d'Aubervilliers où j'habite, j'ai profité d'une des balades  pour venir à sa rencontre. J'avais lu ses bouquins. Je n'avais pas l'impression d'aborder un inconnu.

On voit que pour vous le roman noir est un espace engagé, vous pouvez nous en dire plus ?

Aujourd'hui, les journaux ont pratiquement cessé d'être des espaces de dénonciations. On demande aux journalistes de faire court, de raconter des histoires « positives ». Le roman noir reste un des derniers espaces où l'on peut développer ses coups de gueule ou ses sujets de colère.

A travers vos deux livres, on se rend compte (avec effarement) à quel point la situation est dramatique dans ce pays qui est l'un des dix plus pauvres du monde... ça a du être une sacré expérience pour vous... Parlons-en un peu à travers vos livres :

Nena Rastaquouère de Pierre Cherruau (Couverture)

Nena Rastaquouère

Alors pour vous l'ancien expatrié, « c'est un pays pourri jusqu'à la moelle » ?

Je tiens à préciser que le peuple du Nigeria n'est pas pourri. J'ai rencontré des gens très généreux. Mais c'était presque toujours des pauvres. Beaucoup de Nigérians font de très beaux rêves mais ils se cognent presque toujours à un mur invisible qui les enferme dans un cauchemar. Nena Rastaquouère, l'héroïne de mon premier polar, meurt parce qu'elle n'a pas voulu respecter la loi de son milieu.

Ceux qui sont pourris jusqu'à la moelle ce sont les dirigeants de ces pays. Pas seulement politiques, je pense aussi aux hommes d'affaires, aux militaires et aux chefs de la police. A tout ceux qui font le système.

Sur le pouvoir en Afrique, vous n'y allez pas avec le dos de la cuillère (p. 46 et 48), c'est le genre de conversations que vous entendu souvent ?

Beaucoup de gens m'ont posé cette question par rapport aux pages 46 et 48. Ils sont sans doute étonnés : des hommes d'affaires nigérians peuvent-ils s'exprimer avec un tel cynisme ? Malheureusement cette conversation est tout à fait réaliste. J'en ai entendue des dizaines du genre.

Au Nigeria, les privilégiés — dans l'époque que je décris 93-94 — parlaient sans far car ils se savaient intouchables. Aujourd'hui, la situation a un peu changé. Des militaires ont quitté le pouvoir l'année dernière. Mais ils peuvent revenir n'importe quand.

Les Nigérians si pauvres que beaucoup en viennent à devenir passeur de drogue, vous en avez vu ? Et comme vous dites dans Lagos 666, « pour quitter le Nigeria, il n'y a que le foot et la prostitution » ?

Oui bien sûr quand le matin les gens se demandent comment faire deux repas dans la journée, ils acceptent — parfois — de faire les passeurs. « Pour quitter le Nigeria, il n'y a que le foot et la prostitution », c'est une formule employée par une Nigériane dans Lagos 666. Comme souvent au Nigeria, elle choisit la dérision pour exprimer un profond désespoir. Les Européens sont devenus si frileux par rapport à l'immigration que les Nigérians — qui n'appartiennent pas aux milieux privilégiés — ont l'impression d'être prisonniers. On nous parle à longueur de journée d'un monde sans frontière. Il existe pour le Coca-Cola, les cigarettes Malboro et les citoyens américains. Mais demandez à un Africain la signification du mot frontière, lui il la connaît très bien .

Les « sugar daddies », « papas promenades » et « gentils prophètes » vous pouvez nous expliquer et nous dire si c'est monnaie courante ?

Contrairement à ce que l'on imagine souvent, en Afrique les solidarités familiales ne sont pas toujours très fortes. Dans une mégapole comme Lagos, chacun se bat pour sa survie. Après un déménagement, il arrive que des gens cachent leur nouvelle adresse, même à leur propre père. Car ils ne veulent pas — ou ne peuvent pas — aider financièrement le reste de la famille. (Le niveau de vie par habitant a été divisé par cinq ans dix ans). Avec le développement du chacun pour soi, les femmes sont en première ligne. Elles se retrouvent avec des enfants à charge sans personne pour les aider. Les « papas promenades » font des gosses sans se sentir aucune responsabilité financière. Je ne les jugent pas, je constate simplement que beaucoup de femmes se retrouvent dans des situations désespérées.

Les « sugar daddies » ce sont les hommes fortunés qui profitent du dénuement général pour s'offrir des femmes. Souvent les parents des jeunes femmes ferment les yeux. Car ils ont vraiment besoin de l'argent des « sugar daddies ». Ces pratiques se développement d'autant plus que les pauvres sont de plus en plus pauvres.

Les « gentils prophètes » se multiplient. Comme souvent dans les situations de crise économique, les gens écoutent les « faiseurs de miracle ». Mais avant d'avoir droit de rêver les fidèles doivent passer à la caisse. Le seul miracle que l'on constate c'est bien souvent le portefeuille des « gentils prophètes » qui gonfle.

Les villages sans électricité mais où un groupe électrogène sert à alimenter télé, parabole et magnétoscope... une des ambivalences de l'Afrique. Même si cette passion pour les paraboles peut paraître surprenante. Beaucoup disent, « ils ferait mieux d'acheter des médicaments », elle traduit aussi la curiosité, le besoin de rêver. Les Africains refusent d'être en marge du monde, ils n'ont aucune envie de vivre dans une réserve, d'être traités comme des peaux rouges. Ils veulent savoir ce qui se passe ailleurs. Et comme on les empêche de voyager les images sont leurs visas pour le reste du monde.

Les coupeurs de route, vous en avez été victimes? Et les barrages « racket » à la frontière ?

J'ai fait de mauvaises rencontres comme tous les gens qui voyagent beaucoup par la route au Nigeria. Mais la plupart du temps, elles se terminent sans trop de mal. J'avais toujours un peu de liquide sur moi. Là où l'on risque parfois sa vie c'est lorsque l'on a rien à « offrir ». Pour se donner du courage avant de braquer, le coupeur de route s'est souvent chargé. S'il s'aperçoit que son « client » a les poches vides et qu'il a pris des risques pour rien il peut faire une connerie sous le coup de la colère. Quant aux rackets à la frontière, il est pratiquement impossible d'y échapper. Mais on ne perd pas son temps. Les frontières africaines sont des lieux de vie extraordinaires autour desquels vivent tout un tas de corporations. C'est un lieu passionnant. Et si on reste calme, cela ne coûte pas beaucoup plus cher qu'une place de cinéma.

Dernière question, et la transition est toute trouvée : déjà apparaît Lagos 666 et vous dites « ça m'a fait penser à une marque de bière »... vous aviez déjà en tête de deuxième roman ?

Peut-être, mais alors dans mon inconscient. Jusqu'à ce vous me posiez la question j'avais totalement oublié la présence d'une bière Lagos 666 dans le premier roman. La prochaine fois, je demanderais à mon nègre de me raconter avec plus de précision ce qu'il écrit dans mes polars.

Lagos 666 de Pierre Cherruau (Couverture)

Lagos 666

On reste en grande partie (bien que près de la moitié du livre se passe à Bordeaux) en Afrique  et on continue à explorer les problèmes de ce pays. Les problèmes ethniques et les patrons béninois venant chercher leurs esclaves au Nigeria...Vous pouvez nous en parler un peu ?

Le Nigeria compte cent vingt millions d'habitants, il est peuplé de plus de deux cent cinquante ethnies. Pour beaucoup de Nigérians, l'Etat central n'a pas grandes significations. De même que les frontières totalement arbitraires inventées par les Blancs. C'est particulièrement évident avec l'ethnie yorouba qui chevauche la frontière entre le Nigeria et le Bénin. Cette frontière n'existe pas pour les Yoroubas. Cela laisse place à tous les trafics — certains sympathiques cognac-whisky — d'autres beaucoup moins : ceux d'êtres humains. Des enfants de la campagne sont emmenés de force au Bénin par des patrons sans scrupules. Pour qu'ils restent à leur disposition, les patrons s'approprient leurs papiers.

Les 419 (les grands escrocs qui dirigent le pays), vous avez eu affaire à eux ?

A Lagos — la capitale économique du Nigeria —, il est difficile ne peut rencontrer les 419. De toute façon, ils ne se cachent pas. Il m'est arrivé d'interviewer des 419 qui ne faisaient pas mystère de leur activité.

Le foot au Nigeria, les magouilles en Europe, un problème qui vous tient à coeur ? Etes vous fouteux dans l'âme ?

Le foot n'est pas mon sport préféré. Mais en Afrique, on ne peut ignorer la passion qu'il suscite. Les rêves qu'il fait naître. Pour les gamins, il apparaît comme le meilleur ticket pour l'ascension sociale. Le foot fait partie de l'imaginaire collectif. Il passionne aussi les femmes.  Le président nigérian Bagangida, particulièrement roublard était surnommé Maradona. Les Nigérians disaient qu'il pouvait « dribbler » tout le monde. 

Le grand nettoyage autour du Grand Stade de France pour la coupe du monde, vous en avez vu les conséquences ?

Depuis chez moi, j'aperçois le stade de France. Cela m'a mis en colère qu'on s'en prenne aux sans papiers. Avant la Coupe du monde, ils étaient contrôlés en permanence à Aubervilliers. Leur vie devenait infernale. On a beaucoup dit que la Coupe du monde avait été le triomphe de la France métissée, généreuse. D'accord. On a porté en triomphe des Noirs, des Kabyles et des Kanaks. Mais ils avaient cessé d'être considérés comme des français d'origine étrangères. Quand Noah a gagné Roland Garros tout le monde même les racistes avait oublié ses origines camerounaises. Il ne redevenait un noir qu'après une défaite. Les sans papiers miséreux personne n'a oublié leur couleur.

Le personnage principal s'appelle Jean Charon, et visiblement ce n'est pas le même que dans Nena rastaquouère, pourquoi ?

J'aime bien ce nom qui évoque le passage entre la vie et la mort. En outre, j'ai peut-être eu la paraisse de changer le nom du personnage principal.

Bordeaux, vous en avez une vision sinistre (mais tellement vraie), vous avez souffert là-bas ?

J'en avais marre de l'image que l'on donne généralement de Bordeaux, une ville uniquement peuplée de grands bourgeois qui vivent dans des châteaux au milieu des vignes. Je voulais dire que cette ville est beaucoup plus contrastée socialement. J'ai vécu plus de dix ans à la Bastide. Il n'y a pas qu'à Marseille ou dans les banlieues parisiennes que des gamins se sentent exclus. Je reste attaché à Bordeaux, c'est justement pour ça que je supporte plus son image trop lisse. Pour répondre à votre question, je n'ai pas vraiment souffert à Bordeaux. Comme beaucoup de gens, je n'étais pas invité dans les soirées de la bonne bourgeoisie locale. Mais ça ne m'a jamais manqué. Bien au contraire. 

Vous citez Onitsha, Le Clézio... Ce sont vos lectures ? Quels sont les auteurs qui vous ont influencé pour écrire du noir ?

J'aime les romans qui ont des noms de villes pour titre. Des invitations au voyage. J'ai aime aussi ce bouquin de Le Clézio, car on découvre l'Afrique à travers le regard d'un très jeune enfant. C'est très sensuel.

J'ai été notamment influencé par Didier Daeninckx, Jean-Bernard Pouy, Jean-Patrick Manchette, James Hadley-Chase et Chester Himes. Et beaucoup d'autres. J'ai toujours lu des polars. Mon père collectionnait les séries noires cartonnées.

Plus légèrement : Alors, peut-on faire confiance à un fan de Claude François ?

Pourquoi pas. En général, j'ai un bon contact avec les fans de Claude. Mais je refuse de faire confiance aux admirateurs d'un type qui changeait des ampoules électriques en prenant son bain. Je me suis toujours refusé à prendre des bains avec les femmes qui sont des fans de Claude François. Et pourtant je n'ignore pas certaines d'entre elles ont plus d'appétit qu'un barracuda. 

Le proverbe béninois « On ne marche qu'une fois sur les testicules de l'aveugle » vous paraît-il d'une grande sagesse ?

Je ne suis pas expert en la matière. J'ai peu d'interdits dans la vie. Mais s'il y a bien une chose que je me suis toujours refusé à faire : c'est de marcher sur les testicules d'un type qui n'y voit pas clair.

Actuellement, quels sont vos projets ? Comptez vous toujours écrire sur le Nigeria ?

J'ai l'intention d'ouvrir une brasserie au Nigeria. Sinon pourquoi parler sans cesse de la Lagos 666, cette bière qui n'existe pas encore. En Afrique, la bière est un des secteurs les plus rentables.

Si vous avez quelque chose à rajouter...

Un autre proverbe béninois « On ne marche qu'une fois sur les testicules d'un fan de Claude François ».

Merci et, comme disait Alex, « on va boire une bière ensemble » ?

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