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Nouvelle
l'ours-polar

Prenons un exemple

Par Jean-Christophe Pinpin

>C'est très simple : tout a commencé avec ma mise en chômage. Avant, je n'y avais pas pris garde, pas plus qu'un autre. Mais aujourd'hui, leur présence me fait mal aux yeux, au ventre et autres parties sensibles. Et je ne dois pas être le seul, en fin de compte... Mais n'anticipons pas.
J'avais un travail ni plus ni moins agréable qu'un autre et qui avait un avantage indiscutable : il me nourrissait, me permettait des loisirs et le restaurant de temps à autre.
Je me tenais derrière un guichet et renseignais les gens, consultait les horaires, faisais des billets. C'était utile et avait sa raison d'être. Je travaillais parfois tardivement, transpirais à trouver des prix avantageux, des horaires confortables et chacun y trouvait son compte.
Mais le progrès, ce qu'ils appellent le progrès est arrivé et me voilà à la rue. A faire des grasses matinées dont je ne veux pas, à n'avoir plus de statut, plus de sous, plus de vacances. Et mes relevés Assedic perdent des chiffres pratiquement chaque mois. Alors je me suis mis à chercher du travail; forcément. Avec une certaine ardeur, mais le problème est partout le même. On a remplacé l'homme par la machine. Voilà ma catastrophe.
Ma prise de conscience s'est effectuée via ce qu'on appelle de coutume, « un aléa de la vie quotidienne ». J'étais dans le métro, assez pressé d'aller à l'Anpe et je désirais un ticket. Un bête bout de carton à bande magnétique. Et comme la place était déserte, je me rebattais sur un mur de distributeurs. Je tapais donc les indications sur une sorte de machine à calculer, aussi sympathique qu'un Minitel, qu'un vide-ordures.
Et, au moment où l'écran me réclamait le prix de la course, je m'aperçut que je ne tenais qu'un billet de cinquante francs. Je me mis aussitôt en quête d'une autre machine, celle qui change les billets en pièces et pièces en pièces. Mais il n'y en avait pas. Catastrophe. Je demandais de la monnaie aux autres voyageurs. Peine perdue...  Alors j'ai donné un coup de poing dans 'écran qui me réclamait toujours sept francs et cinquante centimes. C'est tout ce qu'il me restait à faire et je me suis fait mal. Une rage impuissante et froide agitait mes articulations, je pliais et dépliais ce papier bleuâtre : j'avais de l'argent et une machine binaire, stupide, faiseuse de chômage, m'interdisait de pénétrer plus en avant, d'aller chercher du travail. J'allais prendre un café et conservais précieusement mes pièces.
Le soir même, j'avais oublié cet incident : j'avais d'autres problèmes, autrement plus obsédants, du moins je le croyais...

Les banques, fidèles à elles-mêmes ne m'aident guère. On m'a retiré la carte de crédit.

Quinze jours plus tard, j'obtiens un entretien à Nantes, et me pressais de me rendre à la gare. Dans la joie qui précède ce genre de départ, je perdis de vue le plan Socrate qui, pourtant, m'avait coûté mon emploi. Je fais face, salle des pas perdus, à une machine. Sans réfléchir, je suivis les indications qui s'affichaient et passais mon index sur les bonnes réponses parmi toutes celles proposées.
Enfin, au bout d'une demi-heure il fallu régler et, machinalement, je cherchais mon portefeuille. Au même instant, je vis ma carte bancaire heurter un bureau avec un claquement sec. D'un doigt, j'annulais l'opération.
Les guichets étaient fermés et les queues s'allongeaient devant cette poignée de boîtes, farcies d'informatique et dépourvues de cerveau. Visage fringant de l'humanité nouvelle auquel je portais un grand coup de poing. Derrière moi, un type maugréa :
- Hé, doucement.
Je me retournais furieux, lâchais mon sac et crachais au redresseur de tort :
- Tu veux le même sur la gueule, connard ?
Je titubais, bégayais de rage et de temps perdu. Devant moi, j'avais le mouton de la fin du vingtième siècle. L'homme fait machine. La machine qui m'avait foutu, moi et des millions de gens, sur le pavé. Pavé où d'autres machines attendaient : parcmètres, horodateurs, distributeurs de billets.
Si j'avais été assez bas, question moral, j'aurais craqué. Cela viendra peut-être. Un de ces quatre. Pour l'heure c'était une idée précise de l'injustice qui m'envahissait avec sa haine blanche, les poings qui se serrent jusqu'à la douleur, quand les ongles s'enfoncent dans la paume. Mais à quoi ça sert de se révolter contre une mécanique ? Ça fait pas grève, ces trucs là, ça ne raisonne pas. Ça a du travail alors que ça n'en demande pas. On peut rien en sortir. Autant discuter avec un fer à repasser... Et certains ont l'affront de nous présenter ceci comme un progrès. Mieux, THE progrès. Manquent pas de toupet : les voyageurs restent à quai, figés, aux ordres de puces qui n'en font qu'à leurs circuit électriques. Il a fière allure, leur pas en avant... Il produit des rangs d'oignons, qui abandonnent toute réflexion, tout libre arbitre, qui ont la carte bleue en guise de cerveau et d'avenir. La plus efficace des police, croyez-moi. Tout est enregistré, fiché, communiqué. Je hais les informaticiens qui mettent la multitude en coupe réglée. Simplificateurs, simplistes. Flics au superlatif ! Ayez du poulet dans votre poche avec l'American Express. Plus besoin de C.I.A., F.B.I. Bill Gates suffira bien.

C'est parvenu à ce point de colère qu'une évidence surgit. Il fallait détruire les machines. On ne pouvait s'en sortir que de cette manière : l'esclave tuant le maître.

J'ai commencé ma croisade par les horodateurs. Cette merveilleuse pompeuse de fric, qui hérissent les commerçants parce que ces derniers passent leur temps à faire de la monnaie.
Je fis emplette d'une seringue à silicone et, par un soir de mai, je bousillais cinquante de ces grosses choses pleines de rouages et d'horaires. La chose est simple : nul besoin de ruses d'indiens, d'approches longues et camouflées : on sort sa silicone, sa colle Néoprène ou glu et schlick ! Un petit coup dans la fente et le nuisible se retrouve réduit à néant. Voilà la guérilla du siècle à venir.

Le journal local relata ce qui, pour lui, n'était qu'un acte de vandalisme. Bien sûr, la police se mit à surveiller de près cette incomparable source de revenus. Le préfet monta sur ses grands chevaux, mettant en avant le coût des réparations, omettant celui du chômage. Des châtiments exemplaires furent promis, mais comme les cibles sont nombreuses et que je changeais de quartier régulièrement, ces paroles furent vaines.
De-ci, de-là, trop peu nombreux il est vrai, me parvinrent des témoignages de sympathie. Un entrefilet dans une certaine presse, un tract ronéotypé distribué à la sortie d'une Anpe ou d'un lycée. Mais la majeure partie de la population restait insensible à ma lutte contre le terrorisme informatique. Bande de faux-cul bien heureuse quand elle trouvait une place de parking offerte par mes soins. En juin, je passais à la phase suivante de mon action : les distributeurs. Tous. De bonbons, de préservatifs, de billets. J'allais leur faire ravaler leur discours sur la productivité et les économies, leurs belles paroles sur le temps de travail incompressible... La machine libéra l'homme. Pourquoi faire ? La queue au guichet ? La liberté de remplir sa fiche d'actualisation de demandeur d'emploi ?
Fort heureusement, la bestiole est fragile. Un sabotage de potache et l'État, la banque sont au bord du gouffre. Suffit de peu de choses.
C'est en juillet que la police m'arrêta. Et le juge vient de me signifier mon inculpation pour atteinte à la sûreté de l'Etat. Rien que ça... J'espère simplement que je n'aurai pas un avocat automatique pour lequel la carte « Dinner's » est nécessaire et suffisante. Ça m'évitera de commettre un meute.
Pour l'instant, et comme les serrures de la maison d'arrêt sont informatisées, la lutte continue. Jusqu'à la victoire finale.
 

Jean-Christophe Pinpin

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