retour a l'accueil accueil -> textes -> un ange en enfer

Lectures et textes
l'ours-polar

Un ange en enfer

par Eric Tarrade

 

« Je veux peindre le cri plutôt que l'horreur »
(Francis Bacon, 1909-1992)

Ce merdier les rendait de bonne humeur. Ils roulaient sur les maréchaux et avaient rencard avec un étudiant de Censier pour lui refourguer un pentium à un prix imbattable.

Depuis trois jours, la grève de la RATP produisait un cafouillage monstre dans la circulation et le réseau routier de Rosny-sous-Bois ne savait plus où donner de la tête. Les journalistes parlaient de prise d'otage des usagers et la direction de la RATP exigeait que le travail reprenne pour ouvrir les négociations. Comme à chaque grève, les politiques reparlaient d'un service public minimum — histoire d'en rajouter une couche — et le coup de poing du matin du syndicat Force-Nationale RATP à coup de manches de pioches sur le piquet de grève de la Porte d'Orléans n'avait fait que renforcer la détermination de la base. Le mouvement allait s'enliser. De part et d'autre, on s'y était préparé. La grève, c'est important, au-delà des revendications... Une question d'honneur en quelque sorte, une façon de ne pas toujours courber l'échine. Dans la rue, les plus téméraires levaient le pouce, les autres avaient troqué mocassins ou bottines pour une paire de basket le temps du trajet et le froid sec de l'hiver était passé au second plan des conversations.

En arrivant à la hauteur du stade Charlety, Véro s'écria en montrant du doigt :
— Là, regarde. Arrête-toi !
La voiture fit une embardée vers la voie de bus et s'arrêta quelques mètres plus loin. L'auto-stoppeuse, avec ses souliers vernis à talons, fit des petits pas rapides et rejoignit la voiture en retenant la sangle de son sac et le dossier qu'elle avait emporté pour travailler chez elle. Véro baissa la vitre et passa la tête au-dehors.
— C'est elle ! J'en suis sûre.
— Qui ça ?
— Marie-salope ! Allez, viens ma cocotte, viens qu'on rigole, murmurait Véro...
Cooky, dubitatif, suivait son arrivée dans le rétroviseur. C'est donc elle, pensait-il...

Elle aurait préféré une voiture un peu plus luxueuse, mais Geneviève Lardut était déjà bien contente que quelqu'un s'arrête et monta sans rechigner dans la Renault 18 break bleu pourrave... C'était la première fois qu'elle faisait de l'auto-stop. A chaque grève, elle entendait parler de solidarité et de système D mais n'avait jamais osé. La veille, pour la première fois, elle avait profité de ce qu'une voiture prenne quelqu'un devant l'arrêt de bus pour s'y engouffrer, et ma foi, le trajet avait été sympa, le ton était à l'humour, et ils s'étaient baptisé les aventuriers du monde urbain. C'était une BMW série 3 et elle aurait bien aimé que le conducteur lui propose de se revoir.

( Je vais rue d'Antin, près d'Opéra, annonça-t-elle comme si elle s'adressait à un chauffeur de taxi. Cooky la regarda dans le rétro et s'exécuta en faisant mine de remettre sa casquette en place. Véro l'observait tendrement en lui caressant la nuque. La voiture démarra et elle se retourna pour faire la conversation à la passagère.
— Ce n'est pas facile avec ces grèves...
— Non, vraiment pas. Et c'est la quatrième fois cette année, dit-elle en remettant machinalement sa coiffure en ordre. Je ne suis pas contre le droit de grève, mais tout de même...
— Je vous comprends.
Elle avait dix-neuf ans, une voix douce et un visage échappé d'un écran de cinéma.
— Remarquez, je les comprends aussi, parce que mon père travaille à la RATP, mentit Véronique. Elle lui sourit pour s'excuser de contrecarrer ses dires et Cooky se demanda comment elle pouvait dégager des trucs pareils, des trucs qui donnent envie de l'aimer.
— C'est vrai que ce n'est pas toujours facile pour eux, bafouilla l'auto-stoppeuse en attendant de trouver quelque chose de plus intelligent à converser.
Une paire de rollers s'était accroché à la galerie et ne se détacha qu'à la Porte d'Arcueil quand la voiture prit la direction du périph.
— Par où passez-vous ? s'inquiéta Geneviève Lardut.
— C'est un raccourci, dit Cooky.
— Un raccourci ? Mais vous tournez le dos à Paris !
— Ne vous inquiétez pas, dit Véronique. Il connaît Paris comme sa poche.
Comme la voiture ralentissait à un stop, la femme voulut descendre. Mais la portière était bloquée et la panique se répandit sur son visage comme une tâche d'encre sur un buvard. Elle allait d'une portière à l'autre et s'agitait sur la banquette. Ils riaient beaucoup de la voir faire. Sa mise en plis semblait montée sur une boule de flipper en route pour l'extra-ball et ils étaient aussi excités que si une partie allait claquer. Véro s'arrêta de rire, attrapa le Mauser dans la boîte à gants et la chopa par la tignasse :
— Tu la fermes ou je t'en colle une ! Ce n'était plus une adolescente frêle qui s'adresse au monde comme on tient un oiseau blessé dans sa main. C'était de la haine. Celle qui n'apparaît jamais dans les enquêtes sur la jeunesse. Celle de ces gamins qui ont appris la misère dans les cages d'escalier comme disait Camus et veulent déglinguer ce monde à coup de parabellum comme d'autres ont pu balancer du Rimbaud à la France de Tante Yvonne. Mais cette jeunesse-là savait qu'il n'y aurait pas de monde meilleur. Le déglinguer pour le plaisir, comme on insulte un flic. Quand on a appris l'amour dans les caves, on voit pas la vie en rose. C'est une question d'harmonie. Et Véro était d'une beauté terrifiante !
Geneviève Lardut se tut et baissa les yeux comme après une remontrance de la direction. Des larmes coulèrent en silence sur ses joues rondelettes.
Véro jeta un regard sans compassion sur l'employée modèle qui tenait absolument à être à l'heure un jour de grève et lui cracha au visage. Elle se retourna soulagée. Cooky lui caressa la cuisse tout en restant attentif à la route. Elle lui prit la main et se laissa aller sur le dossier du siège. De nouveau, elle était détendue, le Mauser reposait sur son bas-ventre comme un Filofax contenant un rendez-vous amoureux. Et c'était à ça qu'elle ressemblait : à une jeune fille amoureuse qui part en Normandie faire la connaissance de sa belle-famille avec la vieille tante du fiancé à l'arrière de la voiture.
Ils descendirent sur Villejuif, entrèrent dans Vitry, traversèrent la Seine et arrivèrent aux entrepôts en démolition du quai Auguste Blanqui. Cooky descendit de voiture, décadenassa la porte, et la fit coulisser sur son rail d'ouverture. Il rentra la voiture et repoussa la lourde porte en châtaignier.

***

Véro reprit le flingue d'une main ferme, descendit, et ouvrit la porte arrière :
— Allez ma grosse, bouge ton popotin.
Geneviève Lardut avait basculé dans un cauchemar à cause de la sécurité enfant des constructeurs automobiles et à une grève des transports en commun. Elle était incapable de penser à ce qui allait se passer. Elle venait de pénétrer dans l'univers de cette banlieue qu'elle feignait tant d'ignorer. Celle de la jungle et de la déglingue.
— Qu'est-ce que vous me voulez ?
Véronique était calme et impassible, mais à l'intérieur, elle jubilait. Sa revanche, maintenant, elle l'avait.
— Tenez ! dit-elle en lui tendant son sac, et laissez-moi partir.
— Ce n'est pas pour ça que tu es là, mais puisque tu me l'offres...
Elle fouilla le sac, jeta le poudrier et le rouge à lèvres, trouva trois cents francs qu'elle glissa dans sa poche et garda aussi les papiers et le trousseau de clés.
Cooky s'approcha avec un rouleau de chatterton et la gifla :
— Pour toutes les saloperies que tu as faites.
Elle poussa un cri et suffoqua quelques sanglots. C'était la première fois qu'il frappait quelqu'un. Il n'en éprouvait ni honte ni plaisir. C'était juste une façon de rendre les coups, par devoir. Il la gifla une deuxième fois : « pour tous ceux qui en ont eu envie sans jamais le faire » se dit-il.
Elle serra les dents et se frotta nerveusement la joue et les yeux. Il y avait de la rage dans son regard, de la rage qui allait tourner à la folie. Elle avait envie de les tuer pour tout ce qu'elle était en train de subir. Elle n'avait jamais rien fait à personne, jamais. Elle voulait le leur hurler mais rien ne sortait, ses lèvres restaient obstinément fermées.
La vie n'avait jamais fait attention à elle, alors elle méritait au moins qu'on lui foute la paix, pensait-elle. Elle prenait un temesta chaque soir avant de s'endormir, une autre saloperie le matin pour ne pas somnoler, faisait de la rétention d'eau et avait fait castrer son chat angora pour ne plus avoir de problème avec les voisins. Elle emportait du travail à domicile et trouvait son compte dans le fait de travailler déchaussée sur le canapé en cuir Habitat avec la télé en fond sonore. Elle n'allait jamais au théâtre, jamais en boîte, juste un ciné le samedi après-midi, une gourmandise chez Tarte Julie en sortant, pour accompagner ce bonheur anamorphosé, puis rentrait faire des poupouilles à son Roméo. Il n'y avait que dans son boulot qu'à force de rigueur et de patience elle avait tant bien que mal réussi à se faire une place. Et ça n'avait pas été facile... Alors pourquoi ? Pourquoi moi ? se demandait-elle.
Il la retourna, lui enleva sa veste en stretch et lui lia les mains et les chevilles avec le chatterton ; la retourna de nouveau et lui en colla un morceau sur la bouche.
— Allez, avance.
Il la poussa un peu. Les pieds entravés, elle tomba et se râpa le menton sur la chape en ciment. Ils rirent et la traînèrent sous la mezzanine où ils l'attachèrent à une chaîne fixée à un pilier en pierre. Véronique la regarda une dernière fois attentivement et la trouva ridicule dans son tailleur rose avec ses collants filés aux genoux. Elle ressemblait à une barbie boudinée. Elle la laissa toute seule et alla rejoindre Cooky sur la mezzanine.

Il préparait du thé sur le réchaud. Il était accroupi et fixait le frémissement de l'eau. Véro se jeta sur le matelas et mit un C.D. dans le radiolaser. Il versa l'eau dans la théière, prit deux tasses et amena le tout sur le bord de la mezzanine. Elle vint s'asseoir à côté de lui et l'embrassa furtivement sur la joue à la manière d'une écolière timide puis but à petites gorgées son thé encore trop chaud.
— Dans tous les bleds, dit Cooky, y a toujours un « bout du monde » et quand j'étais gamin, je croyais vraiment qu'après il n'y avait plus rien. Une espèce de chute sans fin...
Véro le regardait avec gourmandise. Elle aimait l'entendre parler avec ses phrases qu'il ne terminait pas et les mots qui restaient en suspens comme les étoiles dans le firmament.
— Le langage, c'est une arnaque, ajouta-t-il.
— Moi, quand j'étais gamine, je pensais que mon lit était le seul endroit où il ne pouvait rien m'arriver. Cette mezzanine, c'est un peu pareil, c'est notre bout du monde à nous. Le monde, il est derrière, avec toutes ses saloperies.
Ils parlaient doucement et avaient certainement oublié Geneviève Lardut. Ils avaient les jambes dans le vide et prenaient appui sous les aisselles avec la rambarde de protection. Ils s'installaient souvent ici le soir, sur le rebord, et parlaient jusqu'à ce que le mur orbe du fond laisse entrevoir le premier rayon de lumière du matin.
Il arrivait encore à Véro de repenser à ce deux-pièces de l'avenue d'Italie à Maison-Blanche qui donnait sur le marché le jeudi et le dimanche matin. Quand elle ne travaillait pas, elle s'accoudait à la fenêtre et observait ce va-et-vient des ménagères et des badauds sous les invites des maraîchers et des revendeurs. C'était paisible, bien vivant et plein de grâce. Quand le soleil s'y mettait, ça ressemblait à la province, celle en dessous de la Loire ; du moins, ce qu'elle en avait vu à la télé parce qu'à part la ville de Troyes pour le destockage des usines de fringues, elle n'avait pas souvent quitté sa banlieue.

Elle avait grandi à Maisons-Alfort avec une mère dépressive qui, entre deux suicides, passait ses journées à pleurer et à lui dire qu'elle finirait putain et son grand frère qui lui collait des roustes parce qu'il faut bien qu'il y ait un chef dans une famille. A dix-huit ans, elle avait signé un contrat de qualification de caissière avec le Géant Casino de la Porte de Choisy ; on lui avait appris à sourire, à dire bonjour, à dire au revoir, à se maquiller, à faire attention à la fauche et à être rentable. Puis, lorsque le contrat arriva à son terme, ils ne le renouvelèrent pas et engagèrent une nouvelle caissière en contrat bidon qui allait se faire peloter dans les couloirs par le chef de service et ne dirait rien dans l'espoir de décrocher un CDI. C'était sa seule expérience de boulot et n'était pas prête à en faire une autre.

Cooky, lui, avait grandi dans le XVème avec des parents enseignants qui passaient leur temps libre à corriger des copies et leurs soirées dans des réunions syndicales. Il n'avait que le souvenir de soirées passées seul à regarder la télé en mangeant des chips ou des yaourts. Il n'y avait que pendant les vacances, dans la presqu'île de Quiberon, que son enfance reprenait un sens. Les odeurs de la cuisine annonçaient des trésors gustatifs à toute heure et les promenades en mer sur « L'Orgueilleux » faisaient monter l'adrénaline. En attendant de remonter les casiers, le grand-père racontait des histoires de pêches et de tempêtes où venaient se mêler des sirènes et des vaisseaux fantômes.
L'enfance, c'est une gourmandise de bonheur et d'émotion, le reste n'est que du chagrin.

***

Geneviève Lardut cherchait à tâtons un coin de mur où s'adosser lorsqu'elle mit la main sur une chauve-souris en hibernation. Elle poussa un cri d'effroi à travers le chatterton et tomba à la renverse dans un tas de ferrailles stockées sous la mezzanine. La chauve-souris, réveillée, s'affola et vola en poussant des cris stridents puis mourut d'épuisement.
Ils descendirent rapidement et la trouvèrent assise par terre, le visage caché, en train de sangloter.
Véro prit la chauve-souris dans sa main et la regarda longuement comme un animal de compagnie auquel on s'était attaché et qui vient de mourir. Elle garda le petit mammifère dans le creux de sa main et s'approcha de la femme toujours recroquevillée :
— T'as vu salope ? Qu'est-ce qu'elle t'avait fait ? Dis-moi ! Elle lui donnait des cous-de-pied dans le gras des fesses et dans les côtes. Elle n'attendait pas de réponse mais ça lui faisait du bien de la frapper.
— Tu sais faire que ça, du mal, dit-elle en frappant de plus en plus fort.
Cooky commença à paniquer.
— Viens, on y va, dit-il en la tirant par la manche.

Ils quittèrent l'entrepôt à pied et allèrent jusqu'à la boulangerie. Il était déjà onze heures du matin. Ils achetèrent des brioches et des croissants puis flânèrent le long de la Seine.
— Qu'est-ce qu'on va pouvoir en faire ? demanda Cooky.
— La tuer ! répondit Véro s'agissant d'une évidence.
Sa réponse ne le surprit pas. A l'instant où Geneviève Lardut était montée dans la voiture, il avait compris que ça finirait comme ça, d'une façon irréversible, et finalement, ça lui était égal, sauf qu'il n'avait jamais pensé à la mort. Mais la Seine lui avait ôté la panique de tout à l'heure. Ce qui le préoccupait, c'est que rien ne serait plus jamais comme avant avec Véro, et que quoiqu'il fasse, il la perdrait tôt ou tard, d'une façon ou d'une autre... Il l'avait perdue ce matin à huit heures trente boulevard Jourdan et qu'il se fût arrêté ou pas n'y aurait rien changé.
— Faut qu'elle morfle un peu, dit-il pour se convaincre qu'il était toujours bien dans le coup. Il prit un autre croissant puis ajouta : « faut pas que ça dure trop longtemps, ça va nous faire chier à force ».
Véro ne releva pas.
— Vois Momo !
Momo avait une vingtaine d'années et passait ses journées à taquiner le poisson. Il vivait avec ses parents dans un vieux pavillon près de l'entrepôt ; et, lorsque ceux-ci ne seraient plus là, il finirait sans doute ses jours dans un institut spécialisé ou un hôpital psychiatrique parce qu'une industrie pharmaceutique avait mis sur le marché un calmant pour nourrisson qui avait transformé le petit agité en une sorte de mongolien. A sa façon, il était heureux pour l'instant, avec sa canne à pêche et ses asticots. Ça rythmait ses journées et il n'en demandait pas plus.
Véro lui tendit le paquet de brioches et ils s'assirent près de lui sur le parapet.
— Alors Momo, ça va la vie ?
Momo, la bouche pleine, acquiesça de la tête en souriant, sans quitter son flotteur des yeux. Cooky retira le vivier de l'eau et regarda sa pêche. Il y avait trois gardons et un goujon.
— C'est pas mal ! Y a longtemps que tu es là ?
— Non, dit-il d'une voix grave en secouant la tête.
— C'est toi le plus heureux Momo, dit-elle en lui passant énergiquement la main dans les cheveux. Il sourit en remuant la tête et les épaules comme un ado gêné par tant de tendresse.
Ils s'éloignèrent puis Véro se retourna vers Momo :
— On a un petit cadeau pour toi. Passe nous voir cet après-midi.

A la fin de l'été, ils l'avaient emmené se baigner dans un étang, près de la forêt d'Armainvilliers, et au moment où Véro s'était déshabillée, Momo avait eu une érection et ils s'étaient moqués de lui. Mais en fait, elle ne comprenait pas pourquoi Momo ne pourrait pas avoir une sexualité comme tout le monde. Souvent, elle bloquait sur un truc dans une logique infantile et aucun point de vue rationnel ne pouvait l'en écarter. Mais Cooky l'aimait comme ça, même quand il avait du mal à la suivre.

Une fois dans l'entrepôt, Cooky sortit un matelas d'une remise et le traîna jusqu'à Geneviève Lardut. Véronique lui retira le chatterton de la bouche et elle poussa un cri de douleur.
— Faudra repasser une couche de rouge à lèvre, mais pour la moustache, t'auras pas besoin d'aller chez l'esthéticienne ! C'est pour toi, dit-elle en désignant le matelas. Ça te fait plaisir ?
La femme la regardait fixement.
— En échange, tu vas nous rendre un petit service, tu veux bien ?
— Je ferai tout ce que vous voudrez.
— Ah ! Très bien... Alors voilà.
Elle tomba à genoux sur le matelas et afficha un sourire qui annonçait le copinage.
— Viens t'asseoir là. Qu'est-ce que tu sais faire ? Miss Tagada.
Elle la regarda éberluée. S'ils attendaient quelque chose d'elle, c'était peut-être les prémices de la fin du cauchemar.
— Vous voulez quoi ?
— Attends un peu, je t'explique.
Pour elle, ça ne faisait aucun doute. Ce qu'ils voulaient se trouvait dans le coffre de son employeur. Quand on travaille dans une banque, il y a toujours un risque. Et peut-être même que ce calvaire lui vaudrait une promotion...
— On a un copain qui est très gentil mais il est un peu simple. Mais c'est un homme, et ça le démange par moment.
Une frayeur se dessina sur son visage. Elle se recula instinctivement. Aucun mot ne pouvait sortir.
— Allons, n'aie pas peur. Il suffit que tu sois très gentille avec lui et ce soir tu es chez toi.
— Non ! Non ! Elle secouait la tête et pleurait. Non ! Non !
— Ecoute !
Véro s'était rapprochée d'elle.
— Il va venir tout à l'heure. T'es assez mignonne dans ton genre, blonde, pulpeuse. Elle lui tâta les cuisses. Si j'étais gouine, je crois que tu me plairais, dit-elle en passant une main sous sa jupe.
La femme se recula d'un mouvement de fesse.
— Si tu y mets tout ton coeur, tu es libre. Véronique se leva, alla vers Cooky et lui glissa à l'oreille :
— C'est un beau cadeau pour Momo, non ?
— Si, approuva-t-il en souriant.
— Une boudin-Barbie, c'est rigolo... On devrait lui mettre un ruban comme sur les œufs de Pâques !
— T'as la connerie aujourd'hui, dit Cooky en rigolant.
Qu'importe ce qui arrivera après, se dit-il. Tout ce qu'elle avait entreprit pour sortir de sa zone avait foiré. Elle s'était fait entrogner en perdant son boulot, en étant interdit bancaire pour un découvert ridicule, en se faisant expulser de l'appart pour un loyer de retard et un chèque rejeté. Véro s'était toujours pris la vie à coup de trique, mais elle avait la rancoeur tenace. Maintenant, la machine était en route et Geneviève Lardut n'était qu'un début.

Ils tirèrent le matelas pour avoir un œil sur elle depuis la mezzanine et montèrent.
— T'as une demi-heure pour réfléchir, lança Véro sous forme d'ultimatum. Geneviève Lardut était toujours assise sur le matelas, dans la même position, enchaînée au pilier, et ne réagit pas.
— Tu crois qu'elle va accepter ? demanda-t-elle à Cooky.
— Elle en est bien capable.
Quelques instants plus tard, elle redescendit chercher la réponse.
— Alors ? Tu as réfléchi... Elle lui parlait avec la même voix douce que lorsqu'elle était montée dans la voiture.
— Vous me laisserez partir après ?
— Je te le promets.
La femme baissa les yeux. Véronique la regardait. Elle lui leva le menton avec le doigt et la scruta :
— Allons, n'aie pas honte. Au contraire, tu vas lui faire du bien. T'es mariée ?
Elle secoua négativement la tête.
— Y a tellement de femmes qui font la même chose avec leur mari, simplement parce qu'elles ont signé à la mairie. Elles n'ont pas honte, pourtant...
Elle avait trente-cinq ans et les seules aventures qu'elle avait connues ces dernières années étaient avec des hommes mariés qui tiraient un coup vite fait dans un hôtel près de l'agence avant de rejoindre leur femme. Mais c'étaient toujours mieux que rien. Se savoir encore désirable, même pour de brefs instants... Elle avait bien essayé un club de rencontre dans le XIVè qui organisait des après-midi dansantes le dimanche. Mais c'était des vieux, des moches, des cons... Elle n'avait jamais osé le Minitel, elle avait peur. Alors autant des quickies du secteur bancaire. Un jour, y en aurait bien un qui resterait. Elle n'était pas pire qu'une autre, et elle avait tellement à donner, depuis le temps...
Cooky suivait la conversation d'en haut. Véro expliquait à Geneviève Lardut, ce qu'elle devait faire à Momo pour ce jour soit l'un des plus beaux jours de sa vie. Elle ne voulait pas tricher avec Momo, elle voulait lui faire un vrai cadeau. Fallait qu'elle comprenne ça. Elle devait y mettre tout son coeur. « Pense à Richard Gere », lui avait-elle dit ironiquement ; « fais ça comme si tu voulais qu'il reste ». Cooky n'entendait pas tout mais il savait que Véro pouvait tout obtenir quand elle le voulait. Il descendit les rejoindre.
— On va t'arranger un peu, que tu sois présentable.
Il défit le cadenas qui fixait la chaîne aux poignets et retira le chatterton, la déshabilla et la laissa en culotte et soutien-gorge. Véronique regarda longuement les sous-vêtements en dentelle noire puis regarda le tailleur rose sur le matelas moisi. Elle ne comprenait pas qu'une femme puisse accepter un tel deal pour s'en tirer. Qu'est-ce qu'elle avait de si important sa vie ? Elle devait être à l'image de sa gueule, et de son boulot. Une vie de merde. De nouveau, elle avait envie de cogner mais refréna ses pulsions. Il ne fallait surtout pas qu'elle change d'avis.
— Y a qu'à tout enlever, dit-elle.
Cooky dégrafa le soutien-gorge qui libéra deux gros seins en forme de poires. Elle se cacha la poitrine et ils rirent de sa pudeur.
— Enlève ta culotte, t'as plus grand-chose à cacher de toute façon, dit Cooky en lui redonnant sa veste.

II

La sonnerie du téléphone sortit Sudreau d'un épuisant sommeil. Il attrapa le combiné et, tout en grommelant des ébauches de réponses, chercha l'interrupteur de la lampe de chevet.
— Qu'est-ce que tu dis, bordel ! ?
La lumière éclaira la pièce et fit apparaître une Pamela Anderson du Val-de-Marne qu'il avait levée dans la nuit. Il n'entendait plus ce que lui racontait Monnier du loin de sa permanence. Il retira lentement la couette pour regarder une dernière fois la croupe de cette blonde satinée aux U.V. et ne revint à lui que lorsque Monnier éleva la voix :
— Tu m'entends nom de dieu ! On a retrouvé une bonne femme à poile dans une poubelle, devant le Crédit Agricole de la rue d'Antin, zigouillée, avec une carte de crédit dans l'cul.
— Ça va ! Gueule pas comme ça, j'arrive.
Elle dormait sur le ventre, les jambes légèrement écartées. Il la regarda comme dans un rêve et hésita à la réveiller à petits coups de langues dans l'entrejambe. Il lui semblait que s'il avait été une nana, ça lui aurait plu. Mais comme il allait la foutre à la porte, elle risquait de mal le prendre.
Il passa dans la cuisine et revint peu de temps après avec deux cafés réchauffés. D'un seul coup, il eut un trou :
— Merde, comment elle s'appelle ?...
Il lui caressa doucement les cheveux et lui murmura des mots doux à l'oreille. A part un seau d'eau, il n'y avait pas grand-chose à faire. Sudreau regarda l'heure à sa montre et eut quelques scrupules à ne pas la laisser dormir ; mais deux fois déjà, il s'était fait vider l'appartement dans des histoires de cul semblables et ces souvenirs pénibles évacuèrent tout remords.
Elle finit par émettre un grognement et un juron, ramena la couette sur elle, puis, quand elle sut qu'il était cinq heures moins le quart, l'insulta carrément. Là, il n'eut plus aucun regret à la foutre dehors même s'il se sentait suffisamment en forme pour tirer un dernier coup avant de partir au boulot. Il lui appela un taxi et fila sous la douche. Cendrillon claqua violemment la porte et repartit en tacot à Noisy-le-Sec.

Un quart d'heure après, Sudreau arrivait devant la banque. Il avait dormi trois-quarts d'heure, une heure maxi, et n'était même pas en état de se foutre en rogne. Le camion de nettoyage était garé sur la voie de bus, le gyrophare et les feux de détresse allumés, et les voitures de flics délimitaient le périmètre d'enquête. C'était un des employés de la société de nettoyage qui avait trouvé le corps en ouvrant la poubelle. L'inspecteur Kantorowicz s'était déjà occupé de tout, photos, labo, tout le bazar. On n'attendait plus que son aval pour emporter le corps à la morgue. Fallait pas traîner, les Parisiens étaient encore rares mais avec les grèves, ils n'allaient pas tarder à mettre le nez dehors.
— Allez-y, embarquez, dit Sudreau à l'intention du fourgon. Qu'est-ce que t'as trouvé ? demanda-t-il à Kanto.
— Pas grand-chose. Y a des empreintes à gogo mais ça ne donnera rien à mon avis. Y aura peut-être quelque chose pour l'A.D.N. Les voisins n'ont rien vu et rien entendu.
— Pourquoi ça tombe toujours sur moi ces conneries... On a son identité ?
— Pas encore.

Sudreau regagna sa voiture et prit la direction du quai des Orfèvres. Il n'aimait pas ce genre d'enquête. C'était des histoires de tarés et lui n'était ni psy ni scénariste à Hollywood. Il pouvait comprendre des histoires de braquage qui tournent mal, des macs qui cognent trop fort sur une pute, des mecs qui sortent leurs flingues comme d'autres leur carte de visite mais pas des crimes qui tournent au sadisme. Ce n'est pas mon problème si la société part en couilles, se dit-il. Et à part y perdre la boule et son boulot, il savait qu'il n'y changerait rien, alors basta. Il pensa aux journalistes qui allaient faire le pied de grue dans les couloirs, à Bouvier qui de fait serait d'une humeur exécrable, et ça finit de lui saloper sa journée. Il farfouilla dans la boîte à gants et trouva la flasque de gin. Il en but une bonne rasade et expira longuement la bouche ouverte pour exprimer les bienfaits de la boisson sur son organisme et son mental. Il glissa une cassette de U2 dans l'autoradio et roula comme un branque dans un Paris encore désert.

***

Le jour s'était levé dans le brouillard. Ça donnait à la Seine des allures cartes postales. D'ailleurs, les cars de tourisme commençaient déjà à stationner près du mémorial. Sudreau avait dormi une petite heure sur son bureau puis était descendu boire un café chez son pote de la B.R.B. et y resta jusqu'à ce qu'il voie la voiture du divisionnaire pénétrer dans la cour intérieure. Il suivit les efforts de son chef pour sortir de la 406 et regagna son bureau.
Bouvier était ventripotent et marchait en se dandinant d'est en ouest mais son incapacité respiratoire n'avait rien à voir avec une vie de débauche qu'il payerait sur le tard. Il était acariâtre aussi mais Sudreau l'avait toujours connu ainsi et s'en accommodait très bien puisqu'il lui avait toujours foutu la paix. La seule chose que le divisionnaire redoutait, c'était qu'une enquête fasse des vagues.
Sudreau avait donné un premier rapport à sa secrétaire et savait qu'avant la fin de la lecture, Bouvier allait sauter sur le téléphone. Ce fut le cas et Sudreau le rejoignit dans son bureau. Il lui expliqua ce qui était déjà dans le rapport, écouta les lamentations et mises en garde du divisionnaire qui voyait la presse comme un ennemi intérieur et quitta le bureau du patron désabusé. Il trouva Kanto dans le couloir qui remontait des archives :
— Alors ? demanda Kanto.
— Le grand jeu. Comme d'hab.
— Au fait, t'avais raison, elle bossait bien à la banque : chargée de clientèle... employée exemplaire depuis 10 ans, plutôt zélée même. Jamais une absence jusqu'à hier matin. Depuis six mois, elle était chargée de faire le ménage chez les mauvais clients. Tiens le dossier.
— Il faut faire la perquise dans la matinée. T'as déjà été interdit de chéquier ?
— Non. Pourquoi ?
— Parce que t'as des envies de meurtre quand ça te tombe sur la gueule... Faudra récupérer son fichier client.
— C'est fait.
Ils prirent deux cafés au distributeur et entrèrent dans le bureau.
— Tu sais combien elle en a fait sauter ces six derniers mois ?
Sudreau joua du menton pour connaître la réponse.
— 234. Un et demi par jour ouvrable...
Sudreau regardait la photo en buvant son café :
— Elle a une gueule de pouf, tu ne trouves pas ? demanda-t-il en lui tendant le portrait.
Kanto secoua silencieusement la tête pour marquer sa réprobation. Ça faisait trois ans qu'il travaillait avec lui et n'arrivait pas à s'habituer à ce cynisme. Il s'assit à son bureau et le regarda :
— Pourquoi t'es comme ça ? On dirait qu'ils te font peur ces cadavres.
— Ils me coupent la trique, c'est tout... Puis, se rendant compte qu'il était sérieux malgré lui, ajouta : « et je ne reconnais à personne le droit de me couper la trique. Même mort ! » Mais son humour n'avait pas réussi à rattraper le malaise de la confidence.
Le fax du légiste arriva à pas de velours pour ne pas déranger l'ambiance devenue soudainement pesante.
— Tiens ! Des nouvelles de mon ex.
D'un coup de rein, il fit avancer le fauteuil à roulette et attrapa la télécopie. Mais le message était juste une réponse de la bergère au berger : « Dis donc espèce de trou du cul, la prochaine fois que tu parles comme ça à mon assistante, tu pourras aller te faire foutre par un pachyderme séropo avant d'avoir ton rapport. Moi aussi je sais être vulgaire. Ducon ! »
Il accusa le coup et la feuille partit en boule dans la corbeille à papier.

Kanto fit la perquisition tout seul. C'était un trois-pièces situé dans la rue Cacheux, une petite rue qui donnait sur le boulevard Kellerman et le stade Charlety. Il se fit ouvrir l'appartement par le gardien et lui claqua la porte au nez pour couper court à son bavardage assourdissant. Au premier coup d'œil, il sut quelle femme c'était et quelle vie elle avait eu. Il en voulut à Sudreau de l'avoir traité de pouffiasse. Le chat s'était jeté dans ses jambes dès qu'il eut ouvert la porte et ne le quittait plus. Il passa dans la chambre en compagnie de la bête et ouvrit les portes de l'armoire puis jeta un regard circulaire dans la pièce. Tout était en ordre. Comme si elle savait qu'elle allait mourir. Il revint à l'armoire, fit quelques poches de vestes et repassa dans le salon. Il eut un sentiment de malaise à fouiller dans l'intimité de la victime. Il avait l'impression de la regarder faire sa toilette et ce voyeurisme-là le gênait. Ça ne lui ressemblait pas. Il inspecta les tiroirs de la commode et là non plus ne trouva rien d'intéressant pour l'enquête. Le chat était toujours dans ses jambes. Il alla dans la cuisine, lui ouvrit une boîte et le regarda manger... « Et toi, qu'est-ce que tu vas devenir ?... ». Il repassa dans la chambre, retira le tiroir de la table de chevet, le posa sur le lit et le fouilla minutieusement. Il s'arrêta sur la photo d'un homme d'une quarantaine d'années attachée avec un paquet de lettres. Il entreprit la lecture du courrier et découvrit le vague à l'âme d'un romantique mal marié qui avait des enfants trop jeunes pour vivre pleinement ce bonheur intense que Geneviève Lardut lui apportait. Fallait qu'elle soit patiente... Il jeta le paquet de lettres en se demandant comment les femmes pouvaient gober des bobards pareils.
Pour la première fois, il rejoignait Sudreau. Il aurait aimé trouver quelque chose qui la salisse, apprendre que c'était une chieuse, une garce, qu'elle partouzait... N'importe quoi qui l'aurait éloigné d'elle pour mener cette enquête dans la routine et le relâchement le plus complet. Mais il n'y avait rien de tout cela. Bien au contraire.
Il remit le tiroir en place et partit en embarquant le chat. De sa voiture, il donna les instructions pour que le commissariat de Châteauroux prévienne les parents et partit chez lui à Bagneux. Il déjeuna avec les restes de la veille, la boule de poils sur les genoux. Un instant, il songea à démissionner sans être certain que cette idée avait un lien avec la perquisition et chassa rapidement cette idée en cherchant ce qu'il pourrait bien faire d'autre. Il ne put se résoudre à laisser l'animal à la S.P.A. et partit en le laissant dormir sur le fauteuil.
A Denfert, il s'arrêta prendre un café dans la brasserie où sa femme avait l'habitude de déjeuner. Elle était avec ses collègues de travail et il se dit qu'à tout prendre, valait mieux être flic que de bosser dans les assurances.

***

Sudreau tourna en rond toute la journée à chercher comment rattraper le coup et ne se préoccupa guère de l'enquête. Il quitta son bureau vers dix-neuf heures trente pour arriver avant la fermeture du fleuriste de la rue de Varenne. Il laissa la voiture sur la voie de bus, baissa le pare-soleil pour que la fourrière voie bien que c'était un véhicule de police et jeta un regard vers la fenêtre du quatrième avant d'entrer dans le magasin. Il demanda un énorme bouquet dans les tons bleus et jaunes sans prêter attention à ce que choisissait le fleuriste et grimpa les quatre étages qui le séparaient de son ex-femme. Il se fit mentalement une tête d'épagneul abandonné sur l'autoroute et sonna deux coups brefs.
— C'est pas à moi qu'il faut les offrir, salopard, dit-elle en ouvrant.
Elle tourna les talons en laissant la porte ouverte et se planta devant la fenêtre du salon. Son regard fixait les phares des voitures dans la nuit mais l'ouïe essayait de deviner, au bruit des pas, dans quelle disposition se trouvait Sudreau.
— Bon, O.K... J'étais speedé, j'avais pas dormi de la nuit, c'est une affaire foireuse et...
— Comme si tu avais besoin d'excuses pour être odieux.
— Je passerai la voir demain pour m'excuser dans les règles.
Elle se retourna en souriant :
— Je serai toi, j'attendrais encore un peu...
— Ah... Il posa le bouquet sur le fauteuil et resta face à elle, immobile, à chercher ce qu'il pourrait bien ajouter à son mea culpa.
— Mon pauvre Michel, t'es macho, barjot, alcoolique ; tu deviens parano dès qu'on ne s'occupe pas de ta braguette et t'as des spermatozoïdes à la place des neurones. Elle s'amusait de le voir perdre ses moyens et devenir plus timide qu'un puceau devant quelques mots humiliants comme il aimait tant en faire.
— Qu'est-ce que t'as appris à l'autopsie ?
— Et en plus t'es flic jusqu'au bout du nœud...
Elle posa ses mains sur les épaules de Sudreau en appuyant légèrement. Il s'exécuta sans résistance et resta ainsi quelques secondes, à genoux, sans savoir s'il devait lui baiser les pieds ou lui bouffer la chatte. Il posa une main caressante sur son mollet et la remonta jusqu'à ce qu'elle disparaisse sous la jupe. Il s'attendait à un coup de genou dans la mâchoire, quelque chose comme ça, et ça le grisait tout autant que le contact charnel, mais rien ne vint. Elle restait impassible. Peu de temps avant leur divorce, après l'avoir vu entrer dans un hôtel avec une prostituée, elle lui avait collé son arme de service sur la tempe et l'avait obligé à la baiser (comme si elle s'était payé un mec pour la soirée. Il s'était soumis à son désir en sachant qu'elle était tout à fait capable de lui exploser la tête à n'importe quel moment, avant comme après la jouissance. Après, en y réfléchissant, il avait compris que lui aussi y avait pris un étonnant plaisir. C'était à l'époque où un japonais avait découpé et bouffé une hollandaise et il savait qu'aussi bien elle que lui, pouvait basculer dans cette folie qui se cale entre l'amour et la mort. Comme n'importe qui. Mais ce n'était pas pour ça qu'ils avaient divorcé ni parce que Sudreau ne pouvait s'empêcher d'aller voir ailleurs... Ses doigts frôlèrent la petite culotte de soie et elle commença son rapport après un râle de plaisir.

« La victime est morte entre 19 et 21 heures. Elle avait eu des rapports sexuels quelques heures auparavant, entre 14 et 16 heures. Mais rien ne laisse penser qu'il y ait eu viol. » Il humait sa culotte et approchait le triangle d'or à petits coups de langue tout en lui malaxant les fesses. Il ne pensait qu'à ça ; à ce cul qui le faisait encore bander les soirs où il dormait seul. Il ne l'entendait plus, il était tout entier à ce diamant noir qui lui tournait la tête comme du trichlo. « Elle avait du salpêtre sous les ongles, de légers hématomes un peu partout sur le corps, et de la poussière de ciment sur les plaies des genoux ». Elle commença à gémir sur « genoux ». « Elle a certainement été séquestrée dans un entrepôt près d'une rivière ; elle a une trace de morsure de rat au mollet gauche et des traces d'adhésif aux poignets et aux chevilles...». Elle posa son pied droit sur l'accoudoir du fauteuil pour écarter confortablement les jambes et lui caressa la nuque en laissant courir ses ongles sur la peau. Il s'humecta l'index et lui caressa les contours de l'anus, fourra sa langue dans le vagin et fit des allées et venues du clito au vagin en lui caressant le ventre. « On a prélevé de nombreux éléments qui permettront une recherche d'A.D.N. On a prélevé trois bulbes pileux différents, une analyse capillaire est en cours à Lyon... ». Elle gémit de plus en plus fort puis jouit profondément comme elle aimait le faire en ajoutant une octave pour les voisins. Elle reprit son souffle et ajouta :
— Ah oui, c'est une mort naturelle. Crise cardiaque.
— Quoi ? hurla Sudreau qui quittait lentement son Eden.
— T'as bien entendu.
Il commençait à défaire le premier bouton du chemisier quand elle lui prit les mains :
— J'ai fini mon rapport commissaire. Tu peux aller vider tes burnes ailleurs.

***

« S'il n'y a pas eu meurtre, on peut toujours retenir la séquestration... ». Kanto, son truc, c'était d'être dans la rue, fouiner, regarder, observer, avoir son réseau d'indics, relever les indices méthodiquement comme un chercheur de champignons parcellise un bois. Les vices de procédure et les vides juridiques, c'était pas son affaire. Pour lui, quand tu balances une bonne femme à poil dans une poubelle après l'avoir saucissonnée, crise cardiaque ou pas, c'est pas vraiment une mort naturelle. Il essayait d'être comme d'habitude mais l'intimité qu'il avait nouée avec la victime pendant la perquise le poussait à en faire un peu trop. Il ne voulait pas subir les sarcasmes de Sudreau qui avait du génie pour flairer ce genre de confusion chez ses collègues.
— Avec des zoulous de banlieue à la cervelle brûlée par le crack et un bavard commis d'office, ça peut marcher. Mais si ce sont des fils de bonne famille, ils seront dehors à la 23ème heure de garde à vue, je te le garantis. N'importe quel avocat t'expliquera qu'on baise où et comme on veut sans que ça regarde la justice et si elle a le cœur qui lâche au moment de l'orgasme, c'est un problème médical, point. Alors vaut mieux trouver un chef d'inculpation qui tienne la route avant de les coincer parce qu'on n'a pas grand-chose pour le moment.
Kanto jouait avec son crayon pour contenir son agacement. Il était un peu largué. Sudreau n'en branlait jamais une, et à ce stade-là de l'enquête, il reprenait son rôle de chef et lui n'avait plus qu'à acquiescer sans broncher.
— On n'a pas de témoin, continua Sudreau, juste une vague description de la bagnole et on ne peut pas se servir de l'A.D.N. pour les inculper... La seule chose, c'est que tu n'as pas le droit de balancer tes morts n'importe où. A moins que... .
— A moins que quoi ? demanda Kanto.
La sonnerie du téléphone ressembla à un coup de gueule. Sudreau décrocha et raccrocha aussitôt.
— Le patron nous attend dans son bureau.
 

III
 

Il ne se passa pas grand chose durant les trois semaines qui suivirent. Mis à part le meurtre d'un employé de supermarché, qu'on avait retrouvé avec un lecteur optique dans le cul, et celui d'un huissier retrouvé avec trois balles dans le dos dans le parking souterrain de son immeuble. Ce dernier meurtre ressemblait plus à un crime crapuleux ou à un règlement de compte de truands, sauf qu'on avait relevé des traces d'urine sur ses vêtements.
La grève avait pris fin depuis une semaine dans des accords bancals mais journalistes et politologues n'en finissaient pas d'analyser le mouvement et de parader sur les ondes. « Il faut savoir terminer une grève » semblait être le leitmotiv de chaque fin de conflit et celui-ci n'avait pas échappé à la règle. En fait, les routiers avaient eux aussi menacé de se mettre en grève et un vent de panique avait soufflé dans les bourses du travail. La base avait juré d'envoyer ses cotisations directement au C.N.P.F. mais elle était tout de même retournée au boulot...

L'enquête n'avançait pas et les deux meurtres étaient tombés sur le bureau comme des télex de l'A.F.P. C'était le moment que Sudreau préférait dans une enquête. Quand ça ressemble à un puzzle dont les pièces s'emboîtent difficilement et dont la plupart sont encore en vrac dans le couvercle de la boîte. Les trois cadavres avaient tous été, pour des raisons professionnelles, en contact avec Véronique Andral, 19 ans, domiciliée chez sa mère à Maisons-Alfort ; mais personne n'avait la moindre idée d'où elle pouvait se trouver. Il avait la photo de la fille sous le verre de son bureau et la conservait jalousement sans la partager avec Kanto. Elle était bien trop belle pour le laisser indifférent. Il ne voulait pas que ce soit Kanto qui lui passe les menottes.
Bouvier était de plus en plus énervé. Cette affaire était une véritable bombe à retardement qui allait lui péter dans les pognes d'un moment à l'autre. Maintenant que la grève était finie, il allait leur falloir du neuf aux journalistes, et quand ils feraient le rapprochement entre les meurtres, ça tomberait d'en haut... Les manchettes de journaux, ils n'aimaient pas ça place Beauvau.

***

Un matin où Sudreau avait déjà pas mal bu, il ironisa sur le lien scatologique des victimes, avec en tête, l'idée de provoquer Kanto qui restait de marbre.
— T'as déjà enculé ta femme ?
— Non, seulement le chien ! Que t'es con ! Tu me fais chier, mais tu me fais chier... Tu peux pas savoir.
— Le prends pas comme ça ; c'est tout un art la sodomie.
— Ta gueule !
— Eh, tu parles à ton supérieur. Qu'est-ce que je disais déjà... Ah oui. C'est facile quand tu as le bourgeon en fleur d'entrer dans la niche et de compter jusqu'à trois, mais le cul c'est autre chose, ça demande des préliminaires, de la patience, du doigté. Déjà, chez les philosophes grecs...
— Ferme-là ou je t'en colle une ! Regarde-toi, il est dix heures du mat, ton haleine empeste l'alcool. Depuis que je te connais, je ne t'ai jamais entendu parler d'autre chose que de cul. Tu te fouts de tout, t'es incapable de mener une enquête, c'est moi qui me colle tout le boulot. Tu veux m'apprendre ce qu'est l'amour ? Mais tu t'es vu avec ton ex-femme, elle se sert de toi comme d'un gode et toi t'es là comme un chien d'arrêt à attendre qu'elle te siffle. Alors, ma femme, je la baise comme je peux, mais en tout cas, elle est toujours là.
— Ça ne l'empêche pas d'avoir un amant.
Au silence qui suivit, Kanto comprit que ce n'était pas une vanne balancée au hasard.
— Tu vois, j'ai supporté beaucoup de choses depuis qu'on fait équipe, mais maintenant c'est terminé. Dès que l'enquête est close, je change de brigade. Et je ne connais pas grand monde qui aura envie de bosser avec toi.

***

Ça le prit en début d'après-midi et Sudreau fila aussitôt à Maisons-Alfort. La cité Gagarine était à l'image de l'ex-union soviétique. Cette fois, il n'y avait que le grand frère, Thierry, une tête de noeud à la mâchoire déformée qui n'avait rien à foutre du merdier dans lequel se trouvait sa sœur. Sudreau avait pris la peine de consulter son dossier. A part un ou deux vols de bagnoles à 16 ans, il n'y avait rien sur lui, mais il bossait dans une société de gardiennage qui avait fait sa réputation à coup de nerf de bœufs, et on n'entrait pas dans ces boîtes-là par hasard. Sudreau l'interrogea mais ne put rien en tirer. D'ailleurs, il ne savait pas trop ce qu'il était venu foutre ici. Il ne chercha pas à revoir la chambre à coucher. Il savait qu'il n'y avait aucune trace de jeune fille, pas un vêtement, pas une photo, pas un bibelot, rien. C'était ce qui les avait frappés la première fois, avec Kanto. Pourtant, elle n'avait pas dû se tirer depuis bien longtemps... Il revisita mentalement la pièce et pensa à ces femmes, dans des camps ou ailleurs, qui perdent lentement leur menstruation à force d'être niées en tant qu'être humain.

L'enfance de Véronique Andral avait foutu le camp de la même façon, sans faire de bruit. « Celui qui n'a pas de passé n'a pas d'avenir. » Il chercha d'où il sortait ce truc. Merde ! Ça le faisait chier de barjoter ainsi. Il s'approcha d'Andral et lui décrocha un violent gauche dans l'estomac. Plié en deux par la douleur, il marmonna une insulte inaudible et essaya de se redresser. Sudreau lui péta le nez d'un coup de coude. Il hurlait et du sang coulait sur le lino. Sudreau lui bloqua le bras dans le dos et le remonta suffisamment haut pour l'immobiliser. Il le retourna et lui fit le coup de la tenaille. A la moindre pression, il lui pétait la trachée artère. Andral devait connaître un peu le taekwondo parce qu'il n'insista pas. Sudreau colla son visage tout près du sien. Il n'y avait pas besoin de beaucoup d'intelligence pour deviner sa détermination.
— Qu'est-ce qu'elle vous avait fait pour la faire chier à ce point ?
— Va te faire foutre !
Il le traîna par la tignasse jusqu'à la salle de bain. L'autre hurlait, chialait, l'insultait, mais il n'était pas au bout de ses peines. Sudreau lui colla la tête dans le trou des chiottes et tira la chasse. Avec le pif cassé, Andral calcula mal sa respiration et avala de la flotte. Il suffoqua, toussa, cracha, se débattit mais Sudreau lui maintenait la tête dans la cuvette avec le pied. Ça lui plaisait de se faire un trou du cul.
Il sortit son Manurhin de l'holster et vida le barillet.
— On va jouer un peu à la roulette. Il le sortit des gogues pour lui montrer la balle qu'il remettait en jeu, fit tourner le barillet, et le renvoya dans le trou. Il appuya sur la détente et le percuteur tapa dans le vide. Il réarma le chien et demanda :
— Alors ?
Il compta mentalement jusqu'à trois et appuya de nouveau.
— Dépêche-toi, la chance est une femme volage. Il réarma de nouveau.
— Je l'ai aperçue dans le 20ème près du boulevard de Charonne. Elle sortait d'un squat de la rue de la Plaine. J'en sais pas plus. Elle était avec un type, un brun, dans une R.18 break.
— Qu'est-ce que tu foutais là-bas ? Il ne répondit pas et le percuteur tapa de nouveau dans le vide.
— Je repérais les lieux ; le proprio nous a demandé de faire une expédition...
— T'as pas répondu à ma question. Qu'est-ce qu'elle vous avait fait, à toi et à ta mère, pour la faire chier à ce point.
— C'est une salope, elle passait son temps à traîner avec les rebeux.
Sudreau lui colla un coup de crosse sur l'oreille.
— Te fouts pas de ma gueule !
— C'est de sa faute si le vieux s'est tiré.
— Quoi ?
Sudreau l'avait sorti du trou des chiottes pour le regarder dans les yeux.
— Mon père s'est tiré quand ma mère était enceinte parce qu'il ne voulait pas d'un autre chiard...
Il le tenait fermement par le col. Il restait sans voix. Il le lâcha et l'autre tomba comme un paquet de linge sale.
En quittant l'appartement, Andral lui dit sur un ton fataliste :
— T'es mort mec.
Sudreau se retourna et décocha son premier sourire :
— T'arrives trop tard.

Il regagna sa voiture, finit la flasque de gin, puis au moment de démarrer ressortit de la bagnole. Il parcourut la liste des locataires sur l'Interphone et sonna chez Madame Picini.
— Commissaire Sudreau, Madame Picini ; vous pouvez m'accorder quelques minutes ?
— Je vous ouvre.
Elle l'attendait sur le pas de la porte. Il lui montra sa carte pour la rassurer et elle le fit entrer.
— Je voudrais que vous me parliez de Véronique.
— Mais j'ai déjà tout dit à votre collègue l'autre jour.
— Je sais. Mais c'est d'autre chose que je voudrais parler.
Elle éteignit la télé et fit du café frais. Elle attrapa une boîte de galettes de Pont-Aven dans le buffet et sortit deux tasses du service en porcelaine.
— Y a longtemps que vous connaissez la famille Andral ?
— Ça fait dix-huit ans que je suis là et ils sont arrivés peu de temps après. Elle marchait juste la petite. Ces quelques mots illuminèrent son visage. Comme si elle venait d'ouvrir l'album de photo.
— C'est quel genre de famille ?
Madame Picini haussa les épaules. Elle ne voulait pas juger. Dans une cité, on est tous logés à la même enseigne. Après, chacun fait comme il peut et ce n'est pas toujours facile.
— Vous savez, la pauvre femme, toute seule avec ses deux enfants... Les nerfs, quand ça vous lâche. J'ai connu ça, à la mort de mon mari. Mais tout de même, elle n'était pas gentille avec Véronique. La pauvre petite, elle était haute comme trois pommes qu'elle faisait déjà les courses, le ménage, elle repassait le linge. Les devoirs, ça passait après... Mais elle était douée autrement. Et intelligente ! Quand elle était petite, elle s'échappait le mercredi après-midi et elle venait me voir pour que je lui apprenne la broderie et le crochet. Je n'ai eu que des fils, alors ça me faisait plaisir. C'était un ange, vraiment. Après, plus grande, elle ne venait plus bien sûr, elle allait avec les jeunes en bas. Mais elle a toujours été gentille avec moi. Elle a fait bêtises, hein ?
Elle ne faisait que confirmer ce que Sudreau avait deviné. Elle réitéra son interjection :
— Hein, Commissaire ?
— Non, rien de grave... Et le frère ?
— Lui c'est différent. Il était beaucoup plus dur. Et méchant avec elle. Il la tapait. C'était un peu un voyou. Maintenant, il s'est arrangé depuis qu'il travaille mais avant...
— Le père, il venait quelque fois ?
— Non, jamais. Mais d'après ce que j'ai compris (elle avait baissé la voix pour bien marquer la confidentialité du propos), les deux enfants n'ont pas le même père. Le père de Véronique, c'était une aventure passagère alors qu'elle était mariée, et c'est pour ça que son mari l'a quitté.
— Le père de Thierry ! ?
— Oui. Mais je n'ai jamais voulu poser de questions... dit-elle en prenant les devant sur d'éventuels reproches.
— Y a longtemps que Véronique est partie ?
— Un an à peu près. Elle avait trouvé un travail de caissière à Paris. Et, dès qu'elle a pu, elle a pris un appartement. Elle n'est jamais revenue.
— Je vais vous laisser, dit Sudreau en se levant.
— Quand vous la verrez, vous pourrez lui dire de me téléphoner. Ça me ferait plaisir de l'entendre.
Sudreau répondit d'un sourire rassurant et dit tout de même en passant la porte :
— Ne vous inquiétez pas madame Picini... Mais sa voix n'était pas très convainquante.

***

Avec le bordel sur l'autoroute, il entra dans Paris vers 17h30. La nuit était en train de tomber et une espèce de crachin finissait d'assombrir la ville. Il repassa à son bureau et repartit aussitôt en évitant Kanto. Dans un café, près de Nation, il s'attaqua à la tequila. Il en était à la troisième lorsqu'il aperçut Nadia sur le cours de Vincennes qui partait faire une turlutte à un jeune boutonneux dans une sanisette. Il but une nouvelle tequila en se remémorant la dernière qu'elle lui avait faite et se dit que le hasard n'avait été trop ingrat avec le gamin. Quand elle ressortit, il alla sur le pas de la porte et lui fit signe de le rejoindre. Il alluma un cigarillo et la regarda venir.
Elle n'avait rien de particulièrement attirante, elle avait à peine trente balais, en paraissait quarante, et avait quelques centimètres de plus que Sudreau. Elle était aussi carrée qu'une nageuse de l'ex-Allemagne de l'Est et même sa tenue avec sa jupe violette en faux cuir à ras le pompon n'avait rien d'excitant. C'est à ça qu'on reconnaît les bons coups, se dit-il. Il avait plusieurs fois rappelé son mac à l'ordre, alors du coup elle ne rechignait pas trop à lui refiler quelques tuyaux ou à passer une soirée avec lui à se bourrer la gueule.
Elle lui sauta au cou comme une vieille copine.
Il récupéra son verre sur le comptoir et s'installa sur la banquette du fond. Le patron les suivait du regard tout en continuant sa discussion avec un habitué. Les putes, ça faisait désordre dans son établissement. D'ailleurs, elles le savaient bien. En principe, elles allaient ailleurs.
— Viens à côté de moi, dit-il en tapant la banquette du plat de la main. Il agita son verre à l'intention du serveur. Qu'est-ce que tu veux boire ?
— Un demi. Y a longtemps que t'es pas passé...
— Comment ça va les affaires ?
Elle haussa les épaules. Le serveur posa la tequila sur la table et tourna les talons.
— Un demi aussi. Il posa la photo sur la table. Tu connais cette fille ?
— Non, jamais vu. Elle tapine ?
— Je crois pas. Mais elle pourrait être dans le coin.
Le serveur posa le demi.
— C'est qui ? demanda-t-elle.
Il haussa les épaules :
— Va savoir, peut-être un ange... Qu'est-ce que c'est ça ? demanda-t-il au serveur qui partait sur une autre table.
— Vous m'avez bien demandé un demi !
— T'es allé le tirer dans les pissotières ou quoi ? Tu vas changer ton fut et tu ramènes un vrai demi !
— Laisse tomber, c'est des enfoirés ici...
Le patron s'apprêtait à aboyer.
— Et l'autre, dit-il à l'adresse du patron, s'il la ramène je lui fais fermer son boui-boui. Et il posa sa carte de flic sur la table.
Nadia posa une main sur sa cuisse :
— C'est pas un peu tôt pour être bourré ?
Il ne répondit pas. Elle lui mit gentiment la main sur les couilles et trouva tout ça bien endormi.
— Ça n'a pas l'air d'aller toi...
Ils quittèrent le troquet sans attendre le demi. Ils remontèrent le cours de Vincennes sur une dizaine de mètres et Sudreau s'accouda au toit de sa voiture :
— Quand je serai à la retraite, on prendra une bicoque sur les bords de la Marne. Ça te dit ?
— Et je te soignerai la prostate ! dit-elle en rigolant. Elle planta son regard dans le ciel et ajouta : « c'est pas très jojo une pute à la retraite ».
— Faudra qu'on fasse une virée un de ces quatre, ça chasse les idées noires...
— Tu devrais aller te coucher, dit-elle en lui mettant une tape sur l'épaule.

Il lui en fallait un peu plus dans le cornet pour aller se coucher. Il partit avec la bagnole en roulant lentement, s'engagea dans la rue des Pyrénées et revint sur ses pas par la rue Lagny. Il prit tout de suite à droite dans la rue de Charonne, bifurqua et s'arrêta devant le squat. Il appela Kanto et lui demanda de le rejoindre rue de la Plaine, puis se brancha sur la fréquence radio de la police pour passer le temps. Si Kanto n'avait pas de crampe dans le pied, il ne devait pas mettre plus de vingt minutes.
Il suivait distraitement la mise en place d'un dispositif de bouclage sur la fréquence tout en pensant à Nadia quand il réalisa que c'était la rue la Plaine qu'ils étaient en train de boucler. Il passa son brassard rouge et partit en courant à l'extrémité de la rue.
Les CRS étaient en place, plus froids que la mort, à attendre les ordres. Il repéra le chef de brigade et se jeta sur lui :
— Qui dirige l'opération ?
— Qui êtes-vous ?
Il sortit brutalement sa carte :
— Alors ?...
— Reynaud. Il est derrière, dans sa bagnole.
Il fonça sur lui. Reynaud était commissaire de quartier à Charonne et ils ne pouvaient pas se voir depuis le S.N.A.P.C (1). avait essayé de le débarquer pour alccolisme - Reynaud avait cru un peu trop vite pouvoir prendre sa place. Il distribuait les consignes sur son émetteur, et fit semblant de ne pas avoir remarqué Sudreau 
— C'est quoi tout ça ?
— On évacue le squat.
— Qu'est-ce qui se passe ?
Sudreau se retourna en entendant la voix de Kanto...
— Attends-moi là.
Sudreau savait que c'était trop tard pour faire prévaloir son enquête sur l'évacuation du squat. Il repassa le cordon de CRS, mit son gyro sur le toit, et partit à la recherche de la R.18. Il finit par la trouver dans la rue de Buzenval et retourna chercher Kanto.

Ils se postèrent près de la R.18 et attendirent.
— Je ne pensais pas qu'on les coincerait si facilement, dit Kanto.
— Moi non plus... Ils vont peut-être se faire serrer dans le squat...
Dix minutes plus tard, les premières lacrymos partirent. En bouclant le quartier, les CRS s'étaient placés à l'angle de la rue des Grands-Champs pour laisser l'espoir d'une fuite et mieux les cueillir dans la rue Buzenval. Et c'est ce qui se passa. Tous ceux qui débouchèrent dans cette rue se firent prendre en sandwich. Les matraques résonnaient sur les boucliers et les rangers martelaient le macadam. Sans le vouloir, ils étaient aux premières loges. Une trentaine de jeunes à peine sortis de l'adolescence débarquèrent dans la rue. Ils gueulaient des insultes bien dérisoires dans ce bordel et Sudreau pensa à Aragon ( « Tirez camarades, tirez... ». Il comprit que déjà, il n'était plus vraiment flic.
L'affrontement eut lieu un peu plus haut dans la rue.
Il ne la vit pas arriver. Cooky s'engouffra dans sa voiture et Véro resta au-dehors, la portière ouverte et le Mauser en main.
— Merde ! dit Kanto en sortant de la voiture.
Sudreau percuta et le rattrapa par le pan de la veste :
— Laisse !
— Tu déconnes ! dit-il en passant la tête dans la voiture.
— C'est un ordre ! gueula Sudreau.
Elle prenait son temps pour viser. Le moteur s'emballa et un CRS s'écroula. Elle grimpa dans la voiture. Un tir tendu perça le pare-brise et la grenade termina sa course sur la banquette arrière. La R.18 partit s'encastrer dans une voiture en stationnement et Véro passa la tête à travers le pare-brise.
Sudreau sortit en courant et se précipita sur elle. Elle était morte.

Il la tira en arrière et elle revint s'asseoir sur le siège comme un mannequin de cire.
— Qu'est-ce que tu branles, bordel ? demanda Kanto.
Les CRS commençaient à s'attrouper autour de la voiture et Sudreau brandit sa carte en gueulant :
— Cassez-vous ! C'est moi que ça regarde maintenant. Cassez-vous !
— Il contourna la voiture et ouvrit la portière conducteur. Cooky était en vie. Dans le choc, il avait dû se péter le thorax sur le volant. Il ne bougeait pas. Il regardait Véro que le visage sanguinolent n'avait pas enlaidie. Elle avait encore le flingue dans les mains.
— Vas-y, prends le... Prends-le putain ! lui disait Sudreau à voix basse.
— J'en ai rien à foutre de tes ordres, dit Kanto en le bousculant. Il saisit la paire de menottes accrochée à sa ceinture.
— C'est toi le plus con, dit Sudreau en mettant son .38 sur la tempe de Kanto. Puis, s'adressant à Cooky, il ajouta :
— Si tu l'aimais, vas-y.
Une détonation résonna dans la caisse comme un tir de roquette. De la cervelle, de la chair, du sang et des fragments d'os les éclaboussèrent à travers la vitre ouverte. Sudreau s'approcha et poussa le corps vers Véronique.
— Je ne laisserai pas passer ça, je te le jure.
Sudreau monta dans sa voiture sans répondre. Il rentra chez lui, but pas mal, et sans trop se rappeler exactement pourquoi, il se fit sauter le caisson.

FIN

Eric Tarrade

Soorts-Px, le 7.11.97


Note 1) Syndicat National Autonome des Policiers en Civil.

l'ours-polar©2025 | accueil | haut de page