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Lectures et textes
l'ours-polar

Incantation acoustique

par Nathanaël Tribondeau

Sur les étagères d'acajou, cent bouteilles couleur pierre, un liquide minéral, cent teintes exotiques et profondes. Certaines sont d'un ocre brun, d'or ou d'argent. D'autres sont presque noires ou glaciales, vertes, jaunes, rouges. Plus haut, accroché au papier peint bleu et blanc, un immense tableau orientale. Mes yeux se perdent dans l'eau douce, dans les visages blancs, dans ces arbres photographiques, dans ces couleurs claires, qui irradient la scène.  Partout sur les murs, des artistes fous ont parsemé des toiles maudites fauves, vives. Les lustres distillent une lumière qui laisse les coins dans le mystère.  Nous nous asseyons. Beaucoup ont un porte cigarette au coin des lèvres, poissées par la salive. Le maître des lieux, un petit homme à la tête folle nous présente un médecin de l'institut qu'il a réussi à sortir de ses hystériques. Un écrivain qui raffole de l'opium, un photographe qui ramène son carbone dans les chambres des drames populaires, et moi, qui fais tourner les guéridons, tire à la chaîne des doubles expositions en drapant des seconds couteaux du Grand Guignol. On m'invite parce que j'ai connu Robert Houdin. On parle de tout et du reste, d'un type dans le Grand Nord qui utilise sa caméra pour filmer des sabbats fantastiques. On rêve de couleurs. Puis Gaston Chaspak. Celui qui nous invite aujourd'hui, celui qui me donne mille francs pour que je tourne trois tables veut nous montrer quelque chose. Il nous amène vers un gramophone rutilant. Je remarque le laiton « La Voix se son Maître ». — Vous voyez ce gramophone, vous voyez ce disque qui est dessus.  L'auditoire se penche pour mieux admirer. Chaspak sait manier la parole. — Ce disque a un pouvoir particulier. Quiconque a l'inconscience de l'entendre meurt dans la semaine qui suit.  Personne n'ose rire pour le contrarier. — Il est l'unique enregistrement d'un spectacle bien particulier Un chant de sirène.  Tous sont sceptiques, mais seul Grossenmeyer ose — Mais, comment avez-vous eu cet enregistrement. — Un cap-hornier, un cinq mâts qui transportait le blé jusqu'à San Francisco s'était égaré vers le Sud, disparu. On a donc envoyé un bateau brise-glace pour essayer de le repérer. Sur ce cap-hornier avait embarqué une équipe de techniciens scientifiques. On a retrouvé l'épave pris dans les glaces. Personne dedans, mais tout le matériel intact. Ils avaient même emmené un équipement de prise de sons.

L'équipe de secours a trouvé une série de disques enregistrés lors du voyage. Dont le dernier pris le jour même de leur disparition. Depuis les quatre savants qui l'ont écouté sont morts, mais l'un d'eux, qui était mon ami, a eu le temps de me raconter l'horrible vérité. C'est ce disque mortel que j'ai, Messieurs, celui que vous regardez.  — Et vous dites que tous ceux qui l'ont écouté sont morts ? — Oui. François Meynard, Tony Ripol, Alexandre Brindavoine et Edgard Dieuleveut tous morts noyés. Meynard dans sa baignoire, Ripol est tombé d'un bateau mouche, le canot de Brindavoine s'est renversé sur la Marne et Dieuleveut s'est suicidé, il s'est jeté du Pont Neuf.  — Et vous vous l'avez écouté ? — Vous pensez ! Je tiens à ma vie, devant Chtulu, Dieu, le Néherlatotep ou Moloch, ou n'importe que quoi, je vous assure que je n'ai jamais écouté !  Puis il continua  — Vous ne voulez pas me croire. Pourtant, depuis le début des temps, on parle de sirènes pourquoi n'existeraient elles pas ? Pas vrai, Monsieur Bogoni ? dit-il en me regardant.  - C'est vrai Alfred, vous qui êtes féru de paranormal ! - Oui, répondis-je, pour rien au monde je n'écouterai ce disque.  - Vous croyez donc à ces sornettes ?  - Je ne peux pas dire, mais je sais que Ripol que je connaissais un peu est vraiment mort noyé et je suis prudent, écoutez le donc Serge, si vous l'osez ! Chaspak surenchérit  - Oui, que ceux qui veulent l'écouter l'écoutent. Moi-même, j'avoue que je suis trop superstitieux pour prendre à la légère une malédiction de cette envergure.  Le silence tomba.  — Alors qui se lance ?  Le ton était celui du défi.  Il continua  — Je vais me retirer dans la pièce à côté, qui me suit ? — Moi, dis-je, je suis trop jeune pour mourir.  Nous passâmes la porte cloisonnée et nous refermons les battants verdâtres.  Nous attendîmes quelque temps avant que les autres poussent la porte.  — Alors, Messieurs ?  — Fabuleux, nous n'avons pas entendu de notre vie un chant aussi splendide, superbe, divin ! Cette voix ni homme ni femme !  Les exclamations plus ou moins originales fusaient de toute part. Il continuèrent encore quelques minutes à répandre leurs paroles dithyrambiques, puis nous quittâmes Chaspak et chacun rentra chez lui.  Ils partirent en sifflant. 

Le lendemain, Raymond Grossmeyer était mort. C'est son aide qui, tôt le matin, alors qu'il allait le rejoindre, le trouva inanimé, la tête dans la cuvette d'émail blanc. Cette fois-ci, ce n'était pas lui qui allait photographier les cadavres. Quelques heures plus tard, je recevais un pneumatique signé Chaspak Rendez-vous urgent. Chez moi, quatorze heures. Ne dites rien à la police, les autres sont avec moi, Peur !  Je prends une petite seringue de verre, y insère une fine aiguille argentée, relève mes manches, un garrot, je peux voir la fine lame entrer dans mon corps, et le liquide chaud envahit mes veines, une petite larme roule sur ma peau. Je range le tout et appelle un fiacre. Tous les autres sont bien là. Ceux qui ont écouté la chanson maudite sont encore plus blancs que Chaspak et moi.  — Que faire ! que faire ! que faire !  Une grosse peur.  Lopolilpo, l'écrivain maudit, tourne des yeux tout en sifflotant nerveusement.  — Vous regrettez, hein ! Je vous l'avais bien dit ! — Que faire ! — Je crois savoir.  — Et bien quoi ! une malédiction. Je, je On ne peux pas fuir une malédiction, ce n'est pas un ennemi, ce n'est pas un  Le professeur Gallard trépigne, son pied tape le tapis en cadence. Moi, je ne fais que contempler la fenêtre d'en face.  — Je sais vous délivrer de ce grand mal, dis-je en fixant le carreau noir de l'immeuble voisin.  Les autres déblatéraient toujours.  — Comment ? Comment ? Comment ? — Vous savez, ces grands détectives, ces cerveaux qui découvrent toujours la vérité dans un flot de mensonges. Je crois que j'ai eu un éclair comparable cette nuit.  - C'est vrai que vous, votre pénurie de bouillotte vous empêche de dormir.  - Monsieur Gallard, votre fin prochaine ne vous autorise pas.  - Quoi, quoi, quoi, vous n'allez pas jouer les Zigomar quand même !, cria Lopolilpo en battant la mesure avec son index.  - Dans le brise-glace, il n'y avait pas quatre savants. Un cinquième homme était avec eux.  - Oui, je crois, dit Chaspak.  - Il est mort, lui ?  - Je, je ne sais pas.  - Non, mais il a disparu. J'ai fait toutes les vérifications avant de venir. Remarquez, peut-être qu'il n'a pas entendu son chant. Mais alors, pourquoi aurait-il disparu, pas vrai ? - Arrêtez Bogoni, ne jouez pas au détective en chambre discours froid, intelligence supérieure, Conan Doyle l'a beaucoup mieux fait que vous.  - Bon, bon, bon, je ne parlerai plus.  Gallard et Lopolilpo se tapaient sur les cuisses nerveusement.  - Oui, arrêtez là. Moi, je refuse définitivement votre aide. D'ailleurs, je ne crois pas en cette malédiction, il y a quelque chose d'humain là-dessous. Cessez de jouer les détectives à dix sous, vous n'êtes pas assez réactionnaire pour cela. Moi, je m'en vais définitivement, je vais tout dire à la police. — Allez, ils ne vous croiront pas.  — Moi, dit Lopolilpo, je suis Gallard, je n'ai pas envie de mourir.  Les deux hommes sortirent.  Je me tournais vers Chaspak. - Les idiots, ils vont mourir.  — Vous croyez ? — Oui, c'est dommage. Vous savez, on vous épie depuis quelques jours. Ne vous retournez pas, mais un type vous surveille avec une lunette, ou plutôt, surveille le disque. Ce doit être Frédérics, le cinquième savant.  — Lui aussi est pris par cette malédiction. — Non, pas tout, je crois même que c'est lui qui la provoque. Je vais faire un petit tour à la Bibliothèque Nationale.

Quand je revins chez Chaspak, Lopolilpo était déjà là. — Tiens, dis-je en le regardant, Gallard est déjà mort ? — Vous le savez ? — Vous êtes là ! Alors, il est mort comment ? — Nous nous sommes quittés après avoir été ridiculisés par les hirondelles, et c'est là, on l'a retrouver écrasé par des blocs de glace. Vous savez, ceux qu'on livre aux restaurants.  Moi, je posai sur la table un petit livre jaune signé Raymond Frédérics, un roman intitulé «La voix déchirée ».  — C'est quoi « cette voix » ?  — C'est l'histoire du dernier castrat de la chapelle Sixtine mort, il s'est suicidé car il ne pouvait plus supporter un sacrifice qui ne lui amenait plus aucune gloire. — Et alors ?  — Alors, ce que Frédérics ne dit pas, c'est que ce personnage a vraiment existé. C'était son frère ! Ce que vous avez écouté hier, j'en suis sûr, n'est ni un chant de sirène, ni une musique maudite de sabbat, ce n'est que le seul et unique enregistrement du dernier castrat.  - Vous êtes sûr ?  — Non, c'est vrai ! peut-être que les sirènes existent vraiment, ce serait tellement merveilleux de le croire. J'aimerai tellement que sur la Rhur, la Lorelei revienne pour donner un peu de poésie aux hauts fourneaux, mais j'ai des doutes.  — Vous faîtes bien apparaître les morts.  — Vous avez raison, mais je crains que ma profession devienne bientôt aussi antique que ces castrats qui se sont tus.  — Bogoni a raison, ce ne peut être que ça. D'ailleurs, écoutons ce disque, nous verrons bien.  — Attendez ! Gallard et bien d'autres sont morts pour avoir écouté.  — Mais puisque ce ne sont que quelques paroles de chapon enroué ! — Oui, mais je n'ai pas dit qu'il n'y avait pas une malédiction. Il nous regarde, oui, Frédérics suit le disque à la trace, et tue tous ceux qui ont écouté l'enregistrement de son frère. Vous me direz, pourquoi n'a t'il pas tué Chaspak, et comment est-il si infaillible ?  — Il nous épie. Mais il ne nous écoute pas. Il sait seulement qui a approché le disque, mais ne désire tuer que ceux qui l'ont écouté. Et pour cela, il a une méthode infaillible, suivre à la trace tous ceux qui ont approché le disque. Ils les écoutent et les futures victimes se trahissent d'elles-mêmes. Faisons une petite séance d'hypnose, s'il vous plaît ! Derrière la fenêtre d'en face, Frédérics vit les trois hommes quitter la pièce, il ôta ses yeux de la lunette, et se fit cuire un uf en sifflant doucement. Comment allait-il tuer Lopolilpo, maintenant qu'il était sûr qu'il l'avait écouté. Peut-être dans les égouts, oui, tiens, c'était une bonne idée. 

Ma mèche au bout de mon bras décrivait des arcs de cercle langoureux. Je ne disais rien. Je laissais Lopolilpo à son scepticisme, puis, doucement, son regard commença à être captivé par la lueur rouge dans le noir. De l'autre main, je tapis un taille-crayon sur le marbre froid, simulant les boggies d'un wagon couchette. Je sentais l'âme de Lopolilpo aller dans ma volonté, la volonté de Bogoni.  Derrière moi, dans le silence le plus tota, Chaspak m'observait.  — Parlez, ordonnais-je doucement.  Lopolilpo siffla.  — Parlez !  Lopolilpo chantonna. — Quel est cet air ?  Il continuait à chanter sa litanie.  Je m'adressais doucement à Chaspak.  — Il chante la musique des castrats, je pense. Avez-vous remarquer que tous ceux qui l'écoutent sifflent ou battent la mesure. Moi, je l'ai remarqué. Ce disque obsède l'inconscient. Tous ceux qui l'ont écouté sifflent son air. Frédérics aussi l'a compris, c'est comme cela qu'il les repère, il tue ceux qui sifflent ce maudit air.  C'était comme cela que Frédérics ne se trompait jamais il suivait le disque et filait les personnes qui l'avaient approché.  Je me retournais vers Lopolilpo.  — Oublie cet air ! Il sifflotait toujours.  — Oublie-le ! oublie-le ! ! ! !  Il s'arrêta net et ouvrit les yeux, sursauta et tomba sur le parquet.  Chaspak servait un Mint Julep à Lopolilpo pendant que je racontais toute l'affaire.  « Frédérics, qui vivait à San Francisco, apprit qu'il y avait un enregistrement de la voix de son frère. Il demanda donc à Edgar Chaloupeck, un des ichtyologues qui prenait ce fameux cap-hornier de le lui amener. Mais là, drame, le navire disparaît. Un véritable mystère, mais qui n'a rien à voir avec notre aventure. Pour Frédérics, c'est un drame. Il prend donc le large avec l'équipe de secours. C'est durant la traversée, sachant qu'il ne pourrait tenir secret l'existence de ce disque, qu'il décide donc d'amener définitivement son frère à la postérité. Faire de sa voix, la voix magique des sirènes. Il fabrique des fausses preuves en simulant des compte rendus de Chaloupeck, et décide de tuer tous ceux qui l'ont écouté. Il utilise ainsi une caractéristique du disque, une musique qui imprègne l'esprit, un air que l'on siffle. » 

— Il ne reste plus qu'à appeler la police. — Cela ne servirait à rien, c'est ridicule. Non, je vais tout stopper.  J'arrache le disque encore sur le gramophone et m'expose au centre de la fenêtre. Je tiens toujours le disque de cire, je me tiens prêt, j'attends quelques secondes, puis, d'un coup sec, le casse en deux, puis trois. Une détonation se fait entendre. Tous les piétons lèvent la tête vers l'appartement d'en face.  Je me tourne vers les deux hommes.  C'est bizarre, Chaspak tient fièrement un autre cercle noir. — C'est dommage, vous avez irrémédiablement détruit mon enregistrement de « L'anneau des Nibelungen ».

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