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Billet
l'ours-polar

Octobre rouge et noir

par Pierre Cherruau


Lorsqu'un avion m'a déposé sur le tarmac de l'aéroport de Lagos, la plus grande ville d'Afrique connaissait une journée ordinaire d'octobre. Un octobre rouge et noir. Rouge sang du sol de latérite. Noir d'un ciel lesté de nuages gorgés d'encre. Comme à l'accoutumée, les quinze millions de Lagosiens s'étaient réveillés avec une angoisse existentielle au creux de l'estomac. Allaient-ils manger à leur faim ? Allaient-ils échapper aux multiples pièges de cette ville mante religieuses ? Allaient-ils rester en vie ? Echapper à la violence urbaine, à son cortège de cadavres journaliers.

Dès la sortie de l'aéroport, comme dans un monde irréel, un cauchemar, la voiture est passée à proximité d'un cadavre carbonisé. Supplicié par le feu, l'homme s'était replié sur lui-même. En mourant il était revenu à la position foetale. Pendant une demi-seconde, je m'étais demandé s'il s'agissait bien d'un cadavre. N'était-ce pas un tronc d'arbre calciné, laissé en travers de la route ? Pourtant, aucun doute n'était permis. « C'était sans doute le cadavre d'un voleur présumé », m'avait confirmé le chauffeur. La foule en colère l'avait brûlé vif. Pour inciter les autres criminels à la repentance, son corps restait là, à même le bitume. En évidence au milieu de la route.

Quelques mètres plus loin, un enfant d'une dizaine d'années a brandi des rats morts, sous mon nez. Les quatre rongeurs étaient attachés à une ficelle agitée par la main droite du petit vendeur des rues. Dans son autre main, il tenait une bouteille en plastique, emplie de mort aux rats. Les petits cadavres étaient destinés à prouver l'efficacité sans pareil du produit qu'il essayait de me vendre. Toute la journée, ce gamin courait au milieu des « go-slow », les embouteillages légendaires de Lagos. Et il agitait frénétiquement ses rats au milieu d'un épais nuage de gaz d'échappements. Lui aussi, luttait de toute ses forces pour survivre à cette ville boa, qui engloutissait chaque jour tant de déshérités.

Moins d'une heure après mon arrivée à Lagos, j'étais déjà plongé dans une étrange ambiance. Un pays où la violence, où la dureté de l'existence éclatent à chaque coin de rue, comme des fruits trop murs, aux prises avec un soleil impitoyable chauffant à blanc les sentiments.

J'étais invité au Nigeria par l'Alliance française. Je devais parler du roman noir et de la presse française. Mais dès mon arrivée, je m'étais dit qu'il aurait mieux valu que je me taise que j'écoute ce pays où tout semble irréel, où tout paraît échappé de l'imagination luxuriante d'un auteur de roman noir.

Après avoir passé trois jours à Lagos, je suis allé à Kano, la plus grande ville du Nord Nigeria. Kano l'austère était plongée dès la nuit tombée, dans une ambiance de couvre feu. La loi islamique venait d'entrer en vigueur. Quelques jours plus tôt, des prostituées avaient été lapidées à mort. La vente d'alcool était interdite. Les chrétiens faisaient leurs valises. Seule la caserne avait échappé à la charia. Jusqu'à tard dans la nuit, les ennemis de la charia s'y retrouvaient pour boire de l'alcool jusqu'à plus soif. Pour manger du chien épicé -nourriture elle aussi proscrite par la charia- et pour profiter de la compagnie des dernières femmes libres de la ville, celles qui avaient trouvé refuge derrière les hauts murs de la caserne.
Deux jours plus tard, je suis retourné dans le sud chrétien à Lagos. Là, d'autres cadavres m'attendaient sur le bord de la route. Pas carbonisés, cette fois-ci. Plus terrifiants, encore. Des corps éventrés, les tripes à l'air, au milieu des grands axes routiers. Dans une orgie de violence, qui avait duré trois jours, près de 1000 personnes avaient été assassinées, pour l'essentiel des musulmans, originaires du Nord. Leurs cadavres devaient rester près d'une semaine au milieu des routes. La violence est à ce point banalisée à Lagos que personne ne s'étonnait de la présence de ses cadavres.

Quand je quittais la rue, sa chaleur, sa violence suffocante, je me retrouvais parfois dans des murs blancs, des salles climatisées, devant des étagères emplies de livres. Ceux de l'Alliance française ou des rares librairies de la ville. Parfois, je demandais si les romans noirs avaient un large public. Mais, au fond de moi, je connaissais déjà la réponse. Bien sûr que non. A Lagos, la mort rôde à chaque coin de rue, comme une bête jamais rassasiée. Alors pourquoi la rechercher dans les livres? A Lagos et à Kano, comme ailleurs dans le monde, le livre est une clé, celle qui ouvre la porte de l'évasion. Dans ce pays martyrisé, les yeux se tournent vers les livres "religieux" au sens large, ceux qui transportent dans un monde magique, un univers de miracles. Un monde où les pauvres ne perdent pas à tout les coups, un monde où les rues ne sont pas emplies de cadavres, un monde de guérisseurs où toutes les maladies peuvent disparaître d'un coup de baguette magique, à commencer par la plus sale et la tenace d'entre elles, la pauvreté absolue, celle qu'aucun roman noir ne pourra jamais montrer du doigt, celle de la rue de Lagos, la plus noire de toutes.

Quand j'ai retrouvé les trottoirs de Paris après dix jours de Nigeria, je me suis étonné de l'état des rues. Tiens, me suis-je dit, aujourd'hui, il n'y a pas beaucoup de cadavres dans les rues. J'étais sorti trop brutalement du roman de Lagos pour garder mes repères. Ce roman d'une ville folle je l'avais lu d'une traite. Il sentait le vrai. Il n'avait aucun goût d'artifice. Il sentait la mort et la vie. Jamais aucun histoire enfermée dans un livre ne me laisserait le même arrière goût au fond de la bouche. Et c'était bien mieux ainsi.

Pierre Cherruau

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