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Lilly Dieckmann
Lettres à sa mère

Avril 1911

Après ces quatre semaines passées avec vous tous dans notre ville natale de Dresde, je suis arrivée hier soir à Lübeck. De nombreux bouquets de fleur et des cartes de bienvenue m'attendaient, où on pouvait lire la même chose : l'excitation fanatique à propos de la nomination d'un nouveau chef d'orchestre. Dans le cas présent, elle se limite à deux candidats : l'un a pour nom Siegel qui est recommandé par Abendroth et donc fait figure de favori ; l'autre s'appelle Furtwängler et est soutenu par Ida Boy-Ed. D'après tout ce que j'ai entendu, ce Furtwängler doit être une personnalité brillante, possédant en outre une apparence agréable et gracieuse, quasiment « à la Parsifal ». Pas un homme du monde comme Abendroth mais quelqu'un de calme et d'immergé dans son propre univers intérieur. Comme je serais heureuse pour Madame Boy-Ed si Furtwängler pouvait gagner.

Le sort en est jeté : Furtwängler est élu. Il y a comme un air de fête dans la ville. « Quelle splendeur ! Furtwängler ! » Ces trois mots parlent d'eux-mêmes. Maintenant nous devons regarder vers l'avenir durant tout l'été : une nouvelle ère musicale commencera en octobre sous la direction de Furtwängler.

* Furtwängler a été nommé le 13 avril

Septembre 1911

Quand il commence à parler, on se rend compte immédiatement quelle finesse d'esprit et quelle éducation complète il possède. Quand il est assis au piano, la grande âme de cet artiste s'exhale. Il joua l'opus 109 de Beethoven et l'impression en fut émouvante. C'est comme s'il la recréait au même instant.

Octobre 1911

Furtwängler est déjà mon « grand chou », quelque peu difficile et piquant comme un hérisson mais brillant et en pleine forme. Je reviens juste de la répétition du premier concert symphonique. Mon attente n'a pas été déçue. Furtwängler m'a captivée au plus haut degré, du début à la fin. Une puissance évocatrice émane de lui qui touche à la fois l'orchestre et le public. Ses maniérismes sont incroyablement comiques : il agite ses bras dans tous les sens comme un moulin à vent et les plus horribles grimaces déforment son visage. Ses jambes ont des mouvements singuliers, si bien que l'ensemble est totalement confus. Mais on oublie tout quand on l'entend.

Décembre 1911

Hier, nous étions avec Madame Boy-Ed au concert populaire. Là, nous avons pris grand plaisir au talent de Furtwängler et à ses mouvements. A un moment, au plus fort de la bataille, sa langue est sortie plusieurs fois de sa bouche. Mais il dirigea le Prélude de Tristan (*) avec une telle maturité, de manière si mélancolique et émouvante qu'on aurait oublié sa langue même s'il avait battu la mesure avec !

* Le Prélude de Tristan ne figure pas dans nos programmes ! Peut-être s'agit-il d'un bis...

Janvier 1912

Samedi matin eut lieu la répétition du concert symphonique; le soir, le concert. Furtwängler dirigea la Cinquième de Tchaïkovski. Il m'appela juste après la répétition pour savoir si les tempi avaient été corrects. Il n'avait jamais entendu la symphonie auparavant et avait donc le sentiment qu'il ne s'était pas suffisamment préparé. « On doit réellement tout connaître par coeur », dit-il, « sinon on navigue à l'aveuglette ».

Il avait commencé à aller à Hambourg pour entendre de fameux chefs invités. Il ne fut pas impressionné par Schuh (**) et Weingartner et trouva ce dernier terriblement superficiel.

* ceci se passait le 16 décembre 1911

** Ernst von Schuh (1846-1914) est resté célèbre comme directeur musical de la Staatskapelle de Dresde avec qui il créa les opéras de Richard Strauss : Salomé (1905), Elektra ( 1909) et le Chevalier à la rose (1911)

Février 1912

Hier, Furtwängler est allé au concert de Nikisch à Hambourg. Connaissant ses jugements négatifs sur Schuh et Weingartner, j'avais peu d'espoir que Nikisch comble son attente. Le concert fut d'une beauté ravissante et à ma grande joie, je vis Furtwängler applaudir avec grand enthousiasme, d'une manière que je n'attendais pas de lui. Aussitôt il se présenta derrière les coulisses et Nikisch - dont j'avais déjà attiré l'attention sur ce jeune musicien - lui prit chaleureusement la main se disant ravis d'enfin connaître « cet ami si souvent nommé par sa jeune amie ». Furtwängler toutefois ne réussit pas à sortir un seul mot et se contenta de poser son sourire quelque peu embarrassé sur Nikisch qui était plus petit. Mais lorsque Nikisch lui demanda de sa manière si charmante s'il aurait aimé se joindre à nous au dîner après le concert, Furtwängler juste réussit à dire « naturellement ».

La direction de Nikisch l'avait vraiment impressionné, « le seul dont je peux apprendre, même si je le ferai autrement ».

Février 1912

Hier eut lieu un autre superbe concert symphonique. Ses gestes sont devenus plus doux et méthodiques. Sa main gauche est indescriptible, comme si un papillon battait des ailes. De plus, son visage prend souvent une expression de détachement de ce monde qui semble illuminé par une lumière intérieure. On est totalement captivé par l'emprise de cet artiste de talent. Néanmoins, on est parfois soudainement ramené sur terre, d'horribles grimaces déforment son visage, juste avant un sourire d'extase.

Avril 1912

Quel homme bizarre est notre cher Willi ! Son savoir, la profondeur de sa pensée, son raffinement culturel et le côté brillant de sa nature ont fait de lui une personnalité extraordinaire...

Décembre 1912

Quel concert symphonique ce fut, comme si le ciel était tombé sur la terre ! Première de Brahms et Inachevée de Schubert. Nous étions en pleine extase. Oh, ce Furtwängler, il est divin et nous à Lübeck, nous sommes les gens les plus enviables de pouvoir l'appeler « notre » Furtwängler.

* le concert eut lieu en fait le 4 janvier 1913...!

Avril 1913

Furtwängler dirigea la Neuvième. La ville et les journaux sont pleins de la grande expérience.  Il l'a dirigée par coeur et avec une telle grandeur et tant de profondeur que les réactions furent unanimes. On n'avait jamais entendu auparavant quelque chose de si impressionnant.

* la Neuvième fut jouée le 26 avril

Décembre 1913

Les Meistersinger sous la direction de Furtwängler constituèrent un grand événement. Ce qu'il réussit à tirer des solistes et du choeur fut étonnant. Les parties purement orchestrales furent le meilleur de l'ensemble. Le Prélude, la fin du second acte, le début du troisième furent incroyablement beaux, poétiques et restitués avec beaucoup de fraîcheur.

* il s'agit de la soirée du 20 novembre

Mars 1914

Samedi, nous avons vécu ce qui pourrait bien être l'impressionnant point culminant de la saison d'hiver, la Huitième de Bruckner dirigée par Furtwängler de manière unique. Quelle oeuvre divine ! Après une heure, nous étions tous comme dans un rêve et ne voulions vraiment pas nous éveiller de cette profonde expérience. Peu d'yeux restèrent secs durant l'adagio. Szanto pouvait à peine lire la partition, tellement ses yeux étaient embués, sous l'emprise de l'émotion, et le beau visage de Furtwängler brillait comme le Saint Graal dans une sublime lumière.

* le concert eut lieu le 28 mars.

Avril 1914

Furtwängler et Szanto ont donné trois soirées de sonates de Beethoven au cours de ces dernières semaines. Hier eut lieu le dernier concert, ce fut merveilleux.

* ces trois soirées eurent lieu les 7, 14 et 20 avril, alors que le dernier concert symphonique de la saison fut donné le 25

Janvier 1915

Nous sommes encore sous le coup de l'impression incomparable d'hier soir : Furtwängler - l'Eroica ! Avoir vécu cela est un cadeau du ciel. Nikisch m'avait excitée, Furtwängler nous a secoués d'un bout à l'autre. C'est un géant qui a re-créé l'oeuvre, il est le plus grand chef beethovénien vivant, peut-être le plus grand qui a jamais vécu.

* le concert eut lieu le 2 janvier

Février 1915

La conception de Fidelio selon Furtwängler fut idéale, d'une beauté et d'une sainteté emplie de compassion. Dans ses gestes il y avait toute la souffrance du monde. Le rideau a dû se lever dix fois en raison des applaudissements ininterrompus jusqu'à ce que Furtwängler apparaisse finalement sur la scène.

* cette soirée se passa en fait le 23 mars !

Mars 1915

Le sort en est jeté. Furtwängler nous quitte et va à Mannheim.

Avril 1915

Hier eut lieu le dernier concert symphonique. Première de Brahms, Huitième de Beethoven. Divin mais triste. De nombreuses personnes avaient les larmes aux yeux. Madame Boy-Ed était défaite. C'est tout un chapitre de notre vie que nous avons vécu avec ce merveilleux artiste et qui désormais touche irrémédiablement à sa fin. Madame Boy-Ed a raison : nous qui fûmes si proches de lui perdons vraiment un pan de nos vies avec le départ de Furtwängler. Il nous a donné tellement de matières à méditer, à chérir, à aimer. Il était devenu une partie de nous-mêmes.

* il s'agit du concert du 10 avril

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