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New York Times

  1. Dénazification à Vienne
  2. Dénazification à Berlin

Grâce à la presse de l'époque, en particulier le New York Times, il est possible de suivre quasiment au jour le jour les péripéties des deux procès en dénazification de Wilhelm Furtwängler qui eurent lieu en 1946 à Vienne et Berlin. Les extraits que nous publions permettent de suivre les débats de ce véritable feuilleton judiciaire et de se faire une idée de la personnalité des différents protagonistes, en premier lieu Furtwängler et le Général américain McClure.

Dénazification à Vienne

4 décembre 1945

Le violoniste virtuose Yehudi Menuhin qui vient d'achever une tournée de concerts sur le continent (y compris à Moscou) a demandé hier que les Alliés reconsidèrent le cas de Furtwängler, ancien chef d'orchestre de la Philharmonie de Berlin. En 1936, il déclina une offre de devenir le chef de la Philharmonie de New York après avoir été accusé de relations avec les nazis par des organisations et des journaux new-yorkais. Il vit actuellement en Suisse.

« S'il existe un musicien qui mérite d'être réhabilité, affirma Menuhin à l'Hôtel Plaza,  c'est Furtwängler. Durant tout le temps où il dirigea à Berlin, il refusa de faire le salut nazi aux concerts et il est bien connu qu'il aida les musiciens juifs de son orchestre autant qu'il le put. Il n'a jamais permis d'être utilisé comme un moyen de propagande dans les pays occupés. Il n'a pas accompagné la Philharmonie de Berlin lors de ses tournées. Quand vous êtes citoyen d'un pays comme il le fut, son opposition fut celle qu'on était en droit d'attendre de lui. »

11 décembre 1945

Une déclaration du violoniste Yehudi Menuhin soutenant que Wilhelm Furtwängler n'était pas un collabo, a donné lieu à une violente protestation de Ira Hirschmann, fondateur et directeur des « New Friends of Music » : « Au moment même où les patrons de Monsieur Furtwängler sont confrontés à un procès international pour massacres de masse, vouloir donner une patente à l'un de leurs conspirateurs paraît incroyable. La mémoire des américains n'est pas si courte, en particulier celle de ceux qui ont donné leur fils en Allemagne pour détruire les patrons de Furtwängler ». Monsieur Hirschmann fit remarquer que, lorsque Hitler et Goering prirent la vie musicale allemande, ils éliminèrent tous les musiciens non nazis et qu'un certain nombre d'artistes célèbres qui refusèrent de se plier, quittèrent le pays. Monsieur Hirschmann poursuivit : « En tant qu'attaché du Département d'Etat durant la guerre, j'étais en possession d'éléments prouvant sans aucun doute possible le lien de Furtwängler avec les leaders nazis. Furtwängler faisait partie des officiels du Troisième Reich, cette information m'était connue mais était trop connue par tous pour qu'on s'étende sur le sujet. Monsieur Menuhin choisit un moment crucial dans l'Histoire pour suggérer le retour de l'un des satellites nazis. Le peuple américain dans sa totalité ne tolérera pas la pollution de notre air par un musicien qui a servi avec dévotion les leaders nazis. Si des tentatives sont faites pour amener le nazi Furtwängler en Amérique, celui-ci devra faire face à une résistance et à une opposition des organismes. La vie musicale américaine peut prospérer sans Furtwängler. Nous sommes outragés à l'idée de ce nazi envahissant l'Amérique. » En réponse à la protestation de Monsieur Hirschmann, Monsieur Menuhin a affirmé hier soir qu'il n'avait jamais dit que Furtwängler viendrait dans ce pays. Du moins pas encore, ajouta-t-il. Il critiqua également Hirschmann de parler au nom du peuple américain.

8 février 1946

Wilhelm Furtwängler, ancien chef de la Philharmonie de Berlin dont les relations avec les nazis ont fait l'objet d'une controverse internationale, a été arrêté par la Police française en Autriche, a-t-on appris aujourd'hui. Un journal russe affirma que Furtwängler a été mis en état d'arrestation alors qu'il traversait la frontière autrichienne, venant de Suisse et se rendant à Vienne.

9 février 1946

Une commission autrichienne de sept membres commencera la semaine prochaine à examiner le cas Furtwängler, à propos de ses rapports avec le nazisme et Hitler. Egon Hilbert (*), directeur des Théâtres viennois, a exprimé aujourd'hui le souhait que le dossier décharge Furtwängler et qu'il soit possible de lui demander d'accepter un poste à Vienne où il fut par le passé chef invité à l'Opéra. Monsieur Hilbert qui a invité le Docteur Furtwängler à quitter la Suisse et à venir ici, a passé sept années au camp de concentration de Dachau comme ennemi du régime. Il affirma qu'il ne prenait pas au sérieux la politique des musiciens. Sauf dans le cas de musiciens qui étaient des nazis actifs, dit-il, il était d'avis que Furtwängler soit traité comme « politiquement irresponsable ».

Le Dr. Furtwängler qui se trouve actuellement à Salzburg, doit venir demain à Vienne en voiture. Son arrestation provisoire par la Police française quand il est entré en Autriche mercredi dernier était due au fait qu'il n'avait pas de laissez-passer pour entrer en zone française, dit-on ici.

* Hilbert fut pour un temps bref Secrétaire Général de la « Bundestheater Verwaltung » qui regroupait le Staatsoper, le Volksoper, le Burgtheater et l'Akademie-Theater. Il était également le Président des Wiener Festwochen, puis devint le Directeur de l'Österreichisches Kultur-Institut de Rome. Il fut appelé par Karajan en tant que Co-Directeur du Staatsoper de Vienne et devint Directeur de l'Opéra après le départ de celui-ci pour Berlin, durant une saison.

11 février 1946

Le Dr. Furtwängler a eu une conversation ce midi avec un groupe d'officiers russes représentant les forces d'occupation russes, à propos de l'éventualité d'être accepté comme chef de la Philharmonie de Vienne malgré sa longue collaboration avec la Philharmonie de Berlin sous le régime hitlérien. Le Dr. Furtwängler est arrivé hier soir à Vienne en provenance de Salzburg. Ce matin, Furtwängler a visité les bureaux de la Philharmonie et l'administration de l'Opéra où il fut accueilli par Egon Hilbert. Il affirma ne pas pouvoir faire de déclaration publique sur son cas tant qu'il n'aura pas pris connaissance des charges contre lui. Des représentants des quatre puissances occupantes attendent de parler avec Furtwängler avant que les investigations de la commission autrichienne ne soient achevées.

Les socialistes et les communistes autrichiens sont opposés à ce que Furtwängler reste à Vienne. Les amis de Furtwängler insistent sur le fait qu'il ne fut jamais nazi et que, jusqu'à la chute du régime nazi, il protégea les juifs contre les nazis et tout particulièrement ceux de son orchestre. Ils affirment également que, en une occasion, il insista pour que les drapeaux nazis soient retirés des murs de la salle où son orchestre jouait.

13 février 1946

Un éditorial dans le numéro de ce midi du Neues Österreich dont le Président était encore récemment Karl Renner (*), demande que Wilhelm Furtwängler avoue publiquement ses fautes et avoir travaillé pour Hitler, avant d'être accepté comme Directeur de la Philharmonie de Vienne. L'éditorial ajoutait que le Dr. Furtwängler devrait déclarer qu'il ne voulait plus travailler sous les nazis. L'examen du cas Furtwängler par une commission autrichienne spéciale n'est pas encore achevé. On sait que l'administration des Théâtres est impatiente de voir Furtwängler disculpé politiquement.

* Renner fut Chancelier de l'Autriche et était membre du Parti socialiste (SPÖ)

14 février 1946

Le Dr. Furtwängler a dit à des amis viennois qui attendaient l'issue de sa déposition devant le comité d'investigation politique, qu'il s'était enfui de l'Allemagne nazie en 1945 parce que le docteur qui soignait l'épouse de Himmler l'avait informé que les nazis allaient le tuer. Cette doctoresse, selon ce qu'en raconte Furtwängler, vint le voir secrètement en janvier 1945 et l'informa qu'il était sur la liste noire des nazis et qu'il avait été épargné jusqu'à maintenant, uniquement parce que son prestige était utile mais que, lorsque le régime nazi s'écroulerait, il serait assassiné.

Les sept membres de la commission autrichienne interrogeront demain le Dr. Furtwängler. Celui-ci a refusé de faire des déclarations publiques avant que l'examen ne soit achevé. Des personnes liées à la Philharmonie de Vienne indiquent que sa défense sera basée sur la preuve qu'il n'a jamais eu de position officielle après qu'il ait démissionné en 1934 de la direction du Staatsoper et de la Philharmonie de Berlin, lors de l'affaire de l'antisémitisme en musique.

20 février 1946

Le Général Robert McClure assimila aujourd'hui le Dr. Furtwängler à un « instrument du parti nazi » et dit que le célèbre chef allemand ne sera pas autorisé à retourner à son ancien poste de directeur de la Philharmonie de Berlin. Le Général McClure affirma que le Dr. Furtwängler était interdit, d'un commun accord avec les Alliés et rejeta les appels publics de nombreux Berlinois importants demandant que le chef soit autorisé à retourner dans sa ville natale et à ses succès inoubliables. En annonçant cette décision, McClure dit : « Il est indiscutable que le Dr. Furtwängler était identifié de manière importante avec l'Allemagne nazie. En s'autorisant lui-même à devenir un instrument du Parti, il donnait une aura de respectabilité au cercle de ceux qui sont actuellement en procès à Nuremberg pour crimes contre l'humanité. Il est inconcevable qu'il lui soit permis d'occuper un poste en Allemagne à un moment où nous essayons d'effacer toute trace de nazisme. »

McClure ajouta que Furtwängler fut nommé Conseiller d'Etat (Staatsrat) par Goering en 1933 et qu'il ne renonça jamais à ce titre. L'accord des Alliés met au ban quiconque a été membre du Conseil d'Etat après le 1 janvier 1934. McClure ajouta que « Furtwängler était vice-président de la "Chambre de Musique du Reich", autre organisation sur la liste noire, jusqu'à sa dispute avec le parti nazi en décembre 1934. »

Les relations de Furtwängler avec les nazis ont précipité la controverse internationale. Ses supporters affirment qu'il était anti-nazi, rappelant sa lettre à Goebbels en 1933 par laquelle il protestait contre le boycott des artistes juifs. Ils citent également la correspondance de Furtwängler avec Goering où le chef d'orchestre demande à être soulagé de diriger des représentations d'opéra à Berlin en raison de divergences avec Tietjen, alors en charge du Staatsoper.

En décembre dernier, Y. Menuhin tenta en vain de faire lever le boycott. A Vienne, la commission spéciale fait des investigations pour déterminer si Furtwängler est responsable de collaboration avec les nazis. Un poste est prévu pour lui dans la capitale s'il est blanchi.

Commentaire

Après avoir pris connaissance de cette interdiction, Yehudi Menuhin - qui ne connaissait pas Furtwängler - envoya immédiatement le message suivant au Général McClure :

« A moins d'avoir des preuves secrètes venant confirmer vos accusations selon lesquelles Furtwängler fut un instrument du Parti Nazi, je m'élève violemment contre votre décision de le mettre au ban. Cet homme n'adhéra jamais au parti ; en de nombreuses occasions il risqua sa vie et sa réputation pour aider et protéger amis et collègues. Ne croyez pas que le fait de rester dans son propre pays soit suffisant pour condamner un homme. Au contraire, en tant que militaire, vous devriez savoir que rester à son poste nécessite plus de courage que le fait de fuir. Il sauva la part la meilleure de sa propre culture allemande, et de cela, nous lui sommes reconnaissants. Quant à "donner une part de respectabilité au parti", nous les Alliés, ne sommes-nous pas infiniment plus coupables et de notre plein gré, d'avoir pactisé avec ces monstres jusqu'à la dernière minute quand, presque malgré nous, nous fûmes littéralement entraînés de force et de manière peu courtoise, dans cette bataille, sauf l'Angleterre qui déclara la guerre avant d'être directement attaquée ? Souvenez-vous de Munich et de Berchtesgaden, quand nous abandonnions de façon dévergondée à leur destin cruel tous ces coeurs courageux et toutes ces nations vaillantes. Je considère comme manifestement injuste et éminemment lâche de faire de Furtwängler le bouc émissaire de nos propres crimes. Si cet homme est coupable de crimes précis, accusez-le et déclarez-le coupable. D'après ce que je peux voir, ce n'est pas une punition d'être banni de ce Berlin sordide et sale, et si l'homme vieux et malade veut y retourner maintenant et attend de reprendre sa tâche si exigeante et ses responsabilités, on devrait l'encourager car c'est là où il doit être : à Berlin. Si cette nation malade doit pouvoir mûrir pour devenir un membre de la communauté des nations qui se respecte, ce sera grâce aux efforts d'hommes tels que Furtwängler, d'hommes qui ont démontré qu'ils sont capables de sauver de la guerre au moins une partie de leur âme. La Philharmonie de Berlin en est un témoignage. Seuls ces hommes sont capables de bâtir sur cette base saine une société meilleure. Ce n'est pas en réprimant de tels hommes que vous atteindrez votre but. Bien au contraire, vous ne réveillerez qu'un ressentiment justifié contre un vandalisme aussi vrai que l'autre vandalisme plus évident qui détruit les églises et les tableaux, un ressentiment auquel s'uniront les voix outragées de musiciens, de collègues, d'écrivains et d'hommes intègres dans le monde entier, indépendamment de leur nationalité ou de leur foi, y compris votre soussigné Yehudi Menuhin. »

21 février 1946

Le Général américain dit que Furtwängler a offert ses services à Goebbels après sa démission

Le fondement de l'interdiction du retour de Furtwängler comme chef de la Philharmonie de Berlin, a-t-on expliqué aujourd'hui, fut sa capitulation devant la domination nazie après son opposition énergique. McClure affirma que, tout de suite après s'être retiré dans sa maison de campagne, Furtwängler avait commencé à négocier par l'entremise du Ministre de la Propagande, Joseph Goebbels , ce qui modifia complètement sa position.

L'un de ses concerts marquants pour le compte du parti nazi se situa en 1937 (*) lors d'un rassemblement à Nuremberg. En 1942, il dirigea un concert en Tchécoslovaquie pour l'anniversaire de Hitler (**) et fit de nombreuses tournées approuvées par Goebbels, à l'étranger dans des pays à la fois neutres et occupés. Il resta dans les bonnes grâces de la hiérarchie nazie jusqu'à la chute du régime.

* Le concert en question eut lieu le 8 septembre 1937. Il s'agissait d'une représentation des Meistersinger avec la Philharmonie de Vienne

** Cette affirmation est fausse : le jour de l'anniversaire du Führer, c'est-à-dire le 19 avril, Furtwängler donnait un concert à Berlin, interprétant la Neuvième de Beethoven.

La descendante de Wagner le soutient : Friedelind Wagner, petite fille du compositeur Richard Wagner, est entrée hier dans la controverse sur Furtwängler, en affirmant qu'elle l'avait entendu en 1936, défier la menace de Hitler d'être enfermé dans un camp de concentration. Madame Wagner qui s'est installée en Angleterre avant la guerre après avoir fait part de ses sentiments anti-nazis, fut questionnée sur Furtwängler. « Le chef d'orchestre était un être faible, dit-elle, mais il s'est toujours opposé au nazisme. » Elle parla de la réunion il y a douze ans à Bayreuth, entre Hitler et Furtwängler, dans la maison de sa mère. Madame Wagner avait seize ans à l'époque. « Je me souviens de Hitler se tournant vers Furtwängler et lui disant qu'il devrait s'autoriser lui-même à être utilisé par le parti à des fins de propagande. Je me souviens du refus de Furtwängler. Hitler se fâcha et dit à Furtwängler que, dans ce cas, il y aurait un camp de concentration pour lui. Furtwängler resta silencieux durant un moment et répondit : "Dans ce cas, Monsieur le Chancelier, je serai en bonne compagnie." »

22 février 1946

L'autorisation donnée à Furtwängler retirée par les Autrichiens

La commission autrichienne de sept membres qui statuait sur le fait de savoir s'il fallait autoriser Furtwängler à diriger la Philharmonie de Vienne, est arrivée à une décision affirmative mais on a appris aujourd'hui que toute l'affaire était à nouveau venue devant la commission berlinoise en vue de la décision des Alliés selon laquelle Furtwängler ne pouvait pas diriger la Philharmonie là-bas. Cette annonce prématurée faite par la Commission autrichienne a provoqué une crise. La décision finale doit être prise par le comité inter-Allié.

23 février 1946

L'affaire Furtwängler en Autriche en pleine pagaille

Les chances pour Furtwängler d'avoir la possibilité immédiate de diriger la Philharmonie de Vienne ont probablement été anéanties par la déclaration du commandement américain en Allemagne, selon laquelle il ne peut pas diriger à Berlin. Les américains refuseront d'aller à l'encontre de la décision prise en Allemagne acceptant toute décision des Alliés qui pourrait permettre à Furtwängler de travailler à Vienne. La situation est ici terriblement confuse. Selon la décision en faveur de Furtwängler prise par le comité de sept membres, l'affaire était supposée aller la semaine prochaine devant un comité spécial des quatre Alliés. Un tel comité n'a pas encore été mis sur pied. Entre temps, les autrichiens ne sont pas sûrs de vouloir que leur décision vienne prochainement devant un comité allié. Les autrichiens et les américains indiquèrent qu'ils préféreraient mettre cette affaire en sommeil pour un temps si une solution en ce sens pouvait être trouvée.

25 février 1946

Furtwängler mis « au rancart »

La commission autrichienne qui examinait le dossier politique de Furtwängler comme une base pour l'inviter à diriger la Philharmonie de Vienne, a protesté aujourd'hui contre des rumeurs selon lesquelles sa décision favorable avait été définitivement cassée et que Furtwängler avait été interdit de diriger en Autriche.

Toute l'affaire a été reconsidérée, disent les autrichiens, et aucun rapport sur Furtwängler ne sera envoyé au Conseil allié. Les autrichiens vont probablement essayer de laisser traîner l'affaire pour éviter un litige avec les américains, à la suite du refus des autorités militaires américaines de laisser Furtwängler diriger à Berlin.

7 mars 1946

Furtwängler proteste

Le Dr. Furtwängler affirma aujourd'hui dans une lettre au Maire de Berlin, Arthur Werner, que les Alliés ne lui avaient pas donné la possibilité de se défendre contre la radiation dans le cadre des statuts de la dénazification.

Furtwängler fut récemment interdit par les Alliés de retrouver son poste de directeur de la Philharmonie de Berlin. Les Alliés ont agi après que le Dr. Werner et des responsables de divers groupes d'artistes aient écrit une lettre ouverte au musicien pour « revenir à Berlin et aider à la restauration de la musique allemande. » La lettre publiée aujourd'hui était une réponse et apparut en première page du Berliner Zeitung, qui est sous contrôle de la censure russe. Furtwängler affirma que, durant les douze années de l'ère Hitler, il avait travaillé pour l'art et la culture allemands et non pas pour les nazis.

10 mars 1946

Le comité allié des affaires culturelles en Autriche commencera à délibérer cette semaine, sur le vote secret de la commission permettant à Furtwängler de diriger la Philharmonie de Vienne. La commission autrichienne a usé de faux fuyants depuis plus de deux semaines depuis le premier vote en faveur de Furtwängler qui fut connu au même moment comme étant la décision des autorités américaines stipulant qu'il ne pouvait être autorisé à diriger la Philharmonie de Berlin. Les membres de la commission veulent de la part des Alliés la permission que Furtwängler soit considéré comme chef invité n'ayant aucun lien officiel avec l'orchestre.

11 mars 1946

Berlin - Wilhelm Furtwängler, le chef allemand accusé d'activités nazies, est arrivé dimanche de Vienne par avion mais les officiels américains ont réitéré leur déclaration selon laquelle il figure sur la liste noire dans les quatre zones de l'Allemagne.

16 mars 1946

Furtwängler fait appel de son interdiction

Wilhelm Furtwängler a affirmé aujourd'hui qu'il avait soumis aux autorités alliées et à la cour d'appel les preuves de son innocence de sympathies et d'activités nazies, afin qu'elles soient examinées. La preuve a été apportée aux deux instances, a-t-il dit aux reporters, qu'il a agi sous le régime hitlérien comme un dissident et qu'il réussit, malgré de fortes pressions, à maintenir son statut en dehors de l'organisation nazie. Il insista pour être considéré seulement comme chef invité chaque fois qu'il dirigeait un concert en Allemagne après 1935 , et évita avec succès d'être utilisé pour les concerts de la propagande nazie, en particulier ceux à l'occasion de l'anniversaire de Hitler. En une seule occasion, au moment où son nom était si exploité, il fut piégé par les circonstances. Les nazis lui avaient donné un délai de deux jours pour diriger à l'occasion de l'anniversaire de Hitler en 1942 et, compte tenu du fait qu'on savait qu'il répétait à Vienne avant l'ouverture de la nouvelle saison, il fut impossible d'éluder le problème et il fut obligé d'apparaître comme obéissant aux ordres. Les documents originaux qu'il a préservés et transmis à la Cour, affirme-t-il, convaincront le monde entier que sa cause n'a pas bénéficié du juste éclairage et qu'une décision favorable l'innocentera.

26 mai 1946

Furtwängler approuvé par la commission autrichienne

La commission autrichienne d'investigation a déclaré qu'il serait « politiquement correct » pour Furtwängler et Herbert Karajan, de diriger en Autriche, a-t-on annoncé aujourd'hui. La décision de la commission qui en effet exonère Furtwängler des charges de collaboration avec les nazis, doit maintenant être approuvée par un sous-comité allié en charge de l'activité des artistes. L'affaire est à l'examen depuis de nombreux mois. Le 20 février, le Dr. Furtwängler avait été interdit de direction à Berlin par le Général Robert McClure en fonction des charges selon lesquelles il s'était autorisé lui-même à être un instrument des nazis.

14 juin 1946

L'Affaire Furtwängler a embarrassé Berlin

Sans avertissement préliminaire, la Radio de Berlin a annoncé hier soir que Wilhelm Furtwängler dirigerait le concert de la Philharmonie. Le programme de ce soir fut précédé par une rediffusion des nouvelles figurant dans le Berliner Zeitung de ce jour, selon lesquelles le Dr. Furtwängler avait été blanchi par une commission quadri-partite et qu'il reviendrait diriger à Berlin la saison prochaine au Staatsoper où il avait régné si longtemps. Tristan et Yseult (*) était cité comme étant le premier opéra qu'il dirigerait.

A la suite des nouvelles, un démenti fut publié par une « source alliée » selon laquelle Furtwängler n'était jamais apparu pour un examen de son cas par la commission de dénazification quadri-partite. Depuis que la permission de revenir à Berlin dépendait de son blanchiment, les faits rapportés dans le journal étaient incorrects, indiquait le démenti. La situation se trouva encore plus confuse du fait de la récente résidence de Furtwängler en Suisse. Un américain de Berlin qui est une ancienne connaissance, affirma avoir parlé au téléphone avec le chef d'orchestre qui se trouve en Suisse. Le musicien dit qu'il irait probablement à Vienne prochainement mais ne mentionna aucun projet de voyage en Allemagne. Cependant, il est établi qu'il a occupé à plusieurs reprises son ancienne résidence de Potsdam.

Les tentatives pour atteindre la radio berlinoise afin de confirmer que Furtwängler avait participé en personne au programme de ce soir, s'avérèrent vaines en raison du vent et des orages qui ont « brouillé » le service téléphonique. (!!!!)

* Tristan est effectivement le premier opéra qu'il dirigera après la guerre, les 3, 24 et 30 octobre 1947

15 juin 1946

l'Affaire Furtwängler « off »

Les officiels militaires américains ont affirmé aujourd'hui que Furtwängler n'apparaîtrait probablement pas devant le comité de dénazification à Berlin avant plusieurs mois. Ils démentirent une nouvelle parue dans les journaux allemands sous contrôle russe selon laquelle il avait été blanchi des charges de sympathie envers les nazis. Le Colonel F.N. Leonard, représentant des Etats-Unis pour les affaires culturelles alliées, dit que le comité de dénazification a trop de dossiers en cours pour examiner celui de Furtwängler. Malgré des rumeurs que Furtwängler est arrivé à Berlin hier, des sources sérieuses affirment qu'il se trouve toujours en Suisse.

16 juin 1946

A Berlin, la confusion touche à sa fin

Comme conséquence du tumulte créé à Berlin ces derniers jours par des informations parues dans la presse russe et contredites par les journaux paraissant dans les secteurs anglais et américains et selon lesquelles la commission inter-alliée de dénazification avait acquitté Wilhelm Furtwängler des charges de collaboration avec le régime hitlérien, on indiquait aujourd'hui que Furtwängler apparaîtra ici dans un jour ou deux, pour clarification de son cas. Il vit actuellement en Suisse.

La semaine dernière, une annonce qui a jeté la confusion donna l'impression que le Dr. Furtwängler dirigeait en personne la Philharmonie de Berlin, alors que la musique provenait d'un enregistrement.

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Denazification à Berlin

10 décembre 1946

Furtwängler en procès

Wilhelm Furtwängler doit comparaître demain devant une cour de dénazification de neuf membres pour être blanchi afin de reprendre son activité à Berlin. L'affaire contre l'ancien directeur de la Philharmonie de Berlin, âgé de 61 ans, a été très fortement discutée par les officiels du Gouvernement militaire américain qui ont fait remarquer qu'il avait exercé la fonction de Conseiller d'Etat prussien, nommé par Hermann Goering pour l'informer des affaires musicales, qu'il reçut un salaire pour ce travail et qu'il dirigea à l'étranger des tournées que les nazis organisèrent à des fins de propagande. Les autorités russes d'occupation ont donné leur accord tacite à des campagnes organisées par des groupes culturels allemands afin de « faire revenir » Furtwängler.

11 décembre 1946

Les liens avec les nazis niés par Furtwängler, par Delbert Clark

Wilhelm Furtwängler comparaissait aujourd'hui devant un tribunal allemand. Dans une petite pièce bondée et surchauffée située en secteur britannique de Berlin, 150 personnes ont écouté le chef d'orchestre allemand essayer de prouver l'inexactitude des jugements de ses pairs.

Les charges contre lui sont nombreuses. Il avait accepté le poste de Conseiller d'Etat proposé par Hermann Goering, avait été Président de la Chambre de Musique du Reich et directeur de la Philharmonie de Berlin sous le régime nazi. Il avait aussi obtenu la démission et le retrait d'un critique qui avait osé dire du bien d'un chef d'orchestre plus jeune. A toutes les charges sauf la dernière, Furtwängler répondit par des excuses ou des éclaircissements. En ce qui concerne la dernière, il fit un démenti général sans justifier l'évidence. A la fin de la séance de ce jour, le procès fut suspendu afin de trouver un témoin oculaire qui pourrait éclairer la dernière accusation. Tout au long de son audition, Furtwängler parut nerveux et peu sûr de lui. Au fur et à mesure que le procès avançait, ses réponses devenaient de moins en moins rapides, comme s'il cherchait ses mots et parfois, il bégaya presque. A l'opposé, l'attitude du Président du Tribunal parut correcte.

L'accusé expliqua qu'il lui était impossible de se démettre de son poste de Conseiller, Goering l'ayant nommé et étant seul apte à l'écarter. Il affirma qu'il s'était démis des postes de Président de la Chambre de Musique et de directeur de la Philharmonie après une discussion avec Joseph Goebbels à propos des musiciens juifs. Quelques minutes plus tard cependant, Hans von Bendar (sic), ancien manager de la Philharmonie et témoin de la défense, lâcha une affirmation selon laquelle Furtwängler s'était démis car ses nombreuses absences comme chef invité dans d'autres pays l'avaient mis dans l'impossibilité de poursuivre comme chef permanent de la Philharmonie.

Le procès atteignit son paroxysme lorsque Monsieur von Bendar (sic), soutenu par l'intendant du Staatsoper, fit une déposition selon laquelle, lorsque le critique von der Muell (sic) avait loué exagérément Herbert von Karajan comme chef de cet opéra, le Dr. Furtwängler avait demandé que l'Opéra et la direction de l'orchestre punissent Mr. von der Muell. Après qu'ils aient refusé d'agir ainsi, il fut témoigné sous serment que le Dr. Furtwängler intervint personnellement, avec comme conséquence que le critique fut enrôlé dans l'armée.

L'accusé nia que le critique ait été incorporé. Il insista sur le fait que l'incident n'était pas grave et accusa l'article en question d'avoir fait partie d'une campagne officielle organisée pour le discréditer. D'autres témoins furent en désaccord sur ce point.

17 décembre 1946

Furtwängler est blanchi de l'accusation de corruption nazie

Le Dr. Furtwängler a été acquitté ce soir de l'accusation de nazisme par un tribunal d'artistes de son propre pays. Le verdict du tribunal de dénazification doit être confirmé par les autorités alliées avant que Furtwängler puisse reprendre sa carrière de chef de la Philharmonie de Berlin.

Mettant en évidence le fait que Furtwängler avait aidé des artistes juifs pour ne pas aller en camp de concentration, le tribunal affirma que Furtwängler avait volontairement renoncé au titre honorifique de Conseiller d'Etat prussien en 1934 et avait plus tard évité de prêter sa notoriété aux fonctions nazies.

L'audition débuta la semaine dernière par une déclaration du tribunal selon laquelle Furtwängler n'avait jamais été membre du Part nazi mais qu'il ferait des investigations pour savoir s'il avait permis à la propagande nazie d'abuser de sa notoriété. En refusant de permettre au chef d'orchestre de reprendre sa carrière sans procès en dénazification, les autorités culturelles américaines affirmèrent que les nazis avaient utilisé ses tournées à l'étranger comme un moyen de propagande. D'un autre côté, les Russes avaient montré de la partialité envers Furtwängler et avaient soutenu les organismes culturels locaux demandant qu'il soit autorisé à reprendre son travail.

Trois juifs ont certifié aujourd'hui que Furtwängler avait risqué sa vie pour les protéger. L'un d'eux était Paul Heizberg, ancien directeur d'opéra. Les deux autres étaient des membres de la Philharmonie. Furtwängler certifia qu'il avait fui Berlin en janvier 1945, après avoir été averti qu'il était suspecté de complicité dans l'attentat à la bombe contre Adolf Hitler. Dans une défense passionnée, il déclara : « L'Art doit se placer au-dessus de la politique. »

Wilhelm Furtwängler en décembre 1946 (photo)

Wilhelm Furtwängler en décembre 1946, lors de son procès à Berlin

29 décembre 1946

Bien qu'acquitté, la position morale du chef d'orchestre laisse des doutes sur son dossier, par Delbert Clark

Le mardi 17 décembre 1946, Wilhelm Furtwängler fut acquitté d'activités nazies par le tribunal de dénazification de Berlin. Ce fut un grand jour pour le Dr. Furtwängler, si l'on n'est pas trop précis dans l'appréciation des valeurs morales. Le tribunal l'a acquitté sur la base de preuves insuffisantes mais, peut-être inconsciemment, le déclara coupable d'une autre faute qui n'est pas punissable par la Loi.

Cette faute se situait dans la même catégorie que celle commise par B. Gigli en Italie et R . Strauss en Allemagne : une infraction aux valeurs morales et aux principes établis qu'il voulait utiliser un régime qu'il prétendait lui être odieux pour le maintenir dans un état de confort et de sécurité et pour éloigner tout concurrent potentiel pour ce poste. Une authentique activité nazie est passible des lois de ces tribunaux mais un manque de sens moral n'est pas encore un crime.

Dans ce procès qui dura deux jours, les charges avec preuves étaient les suivantes : le Dr. Furtwängler qui avait coutume d'être acclamé comme le plus grand chef d'orchestre allemand, avait été nommé Conseiller d'Etat honorifique par Hermann Goering et avait continué son activité comme Président de la Chambre de Musique de Berlin durant une partie du régime hitlérien. Dans les charges sans preuves, il avait été intime avec le Ministère de la Propagande, si ce n'est avec Goebbels lui-même, et avait utilisé cette intimité pour punir un critique berlinois qui avait osé encenser le jeune chef d'orchestre Herbert von Karajan.

Pour ce qui concerne les charges avec preuve, Furtwängler affirma qu'il lui était manifestement impossible de démissionner de son poste de Conseiller puisque Goering l'avait nommé et que lui seul pouvait le relever de ses fonctions.

Il prétendit qu'il avait abandonné cette fonction à la suite d'une discussion avec Goebbels à propos du maintien des musiciens juifs. Mais l'ancien manager de la Philharmonie qui avait témoigné comme témoin de la défense et qui n'avait pas entendu la déposition de Furtwängler, lui rendit un bien mauvais service en affirmant que le chef d'orchestre était dans l'impossibilité de poursuivre son activité administrative à cause de la pression de ses engagements en dehors de l'Allemagne comme chef invité.

Il n'est pas clair s'il a protégé quelques musiciens pour des raisons d'amitié personnelle ou d'opposition au régime nazi. Cependant, le fait de dire d'un allemand : « Quelques-uns de ses meilleurs amis étaient juifs » est souvent considéré comme une preuve formelle qu'il n'était pas nazi.

Pour ce qui concerne la charge sans preuve, le fond était que von der Nuell, critique musical du Berliner Zeitung, avait en 1938 porté Karajan aux nues et suggéré que les chefs d'orchestre de 50 ans devraient apprendre de lui. La référence à Furtwängler était inévitable. Parce qu'elle était extravagante et évoquait « le miracle Karajan », cette critique fut connue dans les cercles musicaux berlinois sous le sobriquet de « Wunderkritik » et devint une cause célèbre.

Il fut définitivement établi que Furtwängler demanda à la direction de l'orchestre et du Staatsoper de faire quelque chose pour punir von der Nuell mais les deux refusèrent. Après une journée de dénégations, Furtwängler admit en fin de compte avoir demandé au Ministère de la Propagande de mettre un frein à l'activité de von der Nuell. Furtwängler prétendit avoir agi ainsi parce que la critique de von der Nuell faisait partie de la campagne de persécution machinée par Hermann Goering qui voulait se débarrasser de lui. Il fut clairement établi que von der Nuell, qui n'était pas blanc comme neige, était un ami personnel de Goering. Le procès tourna alors autour d'un débat sur deux questions : 1°) Furtwängler a-t-il réussi à ce que von der Nuell soit puni ? 2°) est-ce que son comportement avait été celui d'un artiste hypersensible qui s'était senti insulté ou bien celui d'une homme très puissant qui désirait annihiler toute rivalité, cependant légitime ?

Il apparut très vite que le seul témoin qui pouvait répondre à ces questions était von der Nuell en personne mais il était prisonnier de guerre en Belgique, prétendument parce que Furtwängler l'avait fait enrôler dans l'armée. Cependant, l'un des derniers témoins fut une grassouillette et attendrissante femme de ménage, l'épouse de von der Nuell, qui n'avait pas eu de nouvelles de son mari depuis la fin de la guerre et qui ne savait pas s'il était vivant ou mort. De manière timide, presque inaudible, elle affirma avoir entendu parler du « Wunderkritik » mais ceci ayant été écrit avant son mariage, elle ne connaissait aucun détail de l'affaire. Non, elle ne voyait aucun lien entre la colère olympienne de Furtwängler et l'enrôlement de son mari car un délai de deux ans s'était écoulé entre les deux incidents et entre temps, le Berliner Zeitung avait cessé de paraître.

C'est ainsi que le volet principal du procès contre Furtwängler s'effondra parce qu'un homme, vivant ou mort, qui aurait pu défendre la dénazification était introuvable et que personne d'autre ne connaissait les faits. Vers la fin du procès, il sembla que le tribunal accepta la thèse selon laquelle Furtwängler fut infructueux dans ses tentatives pour punir le critique, par conséquent il était innocent et que si Karajan n'était pas un aussi grand chef que le critique l'affirma, les tentatives n'étaient donc pas justifiées. Il devint manifeste que ce grand et vieil homme chauve, aux rares cheveux blancs, serait acquitté. Selon les stricts critères de preuve d'une Cour des Etats Unis, il est plus que probable qu'il aurait été acquitté. Pourtant, d'un bout à l'autre du procès, son attitude fut rarement celle d'un opposant au régime, en dépit de ses déclarations. Il mentionnait le « Führer » et utilisait l'épithète officiel nazi en référence, la République de Weimar. Le terme de « République de Weimar » était interdit par Hitler et remplacé par le mot « Systemzeit » (*) et c'est ce mot que Furtwängler utilisait jusqu'à ce qu'un membre de la Cour ne lance vertement : « Pourriez-vous arrêter d'utiliser ce mot ? C'est quelque chose que nous voulons tous oublier. » Furtwängler répondit : « Oh. Etait-ce une phrase nazie ? Je n'en étais pas informé. » Une autre fois, sur un ton presque sarcastique, il cita les mots « République de Weimar », ce qui parut amuser le public qui remplissait la salle d'audience.

Un autre membre de la Cour chercha à savoir avec emportement la raison de sa gaieté : « Quelle est la raison de ce rire idiot ?» Les témoins de moralité fournirent de nombreuses dépositions sur le refus de Furtwängler de figurer dans un film de propagande. Un critique, Werner Fiedler, ayant écrit un article défavorable au film en question où Richard Strauss remplaçait Furtwängler, immédiatement il affirma qu'il fut appelé par le chef d'orchestre pour discuter de la nécessité de la critique en général. Cependant, dit-il, Furtwängler en fin de compte reconnut que la critique est nécessaire si l'art veut survivre.

A la fin du procès, Furtwängler se leva, de grande taille, mince, sûr de lui, avec l'air d'un Jésus gothique et s'adressa à ses admirateurs : « Je ne regrette pas d'avoir agi ainsi pour les allemands et l'Allemagne. Je savais que cela valait la peine d'agir ainsi. »

Ce discours final donna lieu à des applaudissements enthousiastes pour lesquels il manifesta sa gratitude en saluant comme au bon vieux temps.

Il est parti en Suisse pour attendre la décision de la Kommandantur alliée. Auparavant, il avait dit que son désir était de voir son nom blanchi et non pas de diriger. Selon des collègues, cela signifiait qu'il ne souhaitait pas être le chef permanent de la Philharmonie de Berlin, seulement de diriger dix concerts par an comme chef invité.

* « Systemzeit » était le terme négatif utilisé par les nazis pour désigner la République de Weimar dont ils combattaient la jeune démocratie allemande.


Commentaire

Clark se trompe quand il affirme que Hans von Benda était un témoin de la défense ; au contraire, il était un témoin de l'accusation en sa qualité de membre du Parti Nazi !

Pour ce qui concerne l'assistance de Furtwängler aux musiciens juifs, plusieurs d'entre eux et des membres de leurs familles étaient présents le second jour du procès et tous témoignèrent en sa faveur. Un membre du tribunal avait essayé d'établir que Furtwängler n'était intervenu qu'en faveur de musiciens fameux, tels Klemperer, Bruno Walter, Schoenberg, etc. Cette affirmation fut contredite par des membres du personnel de la Philharmonie de Berlin et de leurs familles, et plus particulièrement par le violoniste Mark Leuschner qui déclara :

« Furtwängler est intervenu à ma demande bien avant d'avoir eu des informations sur moi comme artiste. Il a continué à me protéger durant quatre années; en fait, il m'a protégé sans répit. Après chaque répétition et chaque concert, il était assailli par des gens dans ma situation. C'était très dangereux pour lui mais il nous a aidés malgré cela. »

Dans l'affaire du critique von der Nüll, il ne fut nullement prouvé qu'il était prisonnier de guerre en Belgique. Il fut prouvé par contre qu'il n'y avait aucune relation entre la protestation de Furtwängler en mai 1939 et l'incorporation du critique dans l'armée. C'est l'attaché de presse du Staatsoper, le Dr. Julius Kapp, qui donna la véritable raison de la campagne anti-Furtwängler. Il affirma qu'un ami personnel de von der Nüll, le Dr. Westphal, lui avait dit que c'était le ministre Goering qui était à l'origine de cette campagne, ce qui fut confirmé par un fameux critique de théâtre berlinois, Werner Fiedler. Mais le témoignage le plus important et le plus détaillé vint d'une collègue du critique, Madame Anneliese Wiener (qui n'était pas « aryenne »). Elle déclara :

« Von der Nüll souhaitait non seulement écrire des articles mais influencer la vie musicale par ses opinions controversées. Dans le Troisième Reich, cela était quasiment impossible si l'on n'était pas protégé "d'en haut"... Il me parlait sans cesse de Furtwängler comme d'un chef 'appartenant à la génération passée', 'que son temps était fini' et que c'était au tour de gens comme Karajan de le remplacer. Von der Nüll me dit souvent que "ses combats pour Karajan et contre Furtwängler" étaient inséparables et avaient le soutien des milieux proches de Goering. Ce qui signifie que lui, von der Nüll, était encouragé par ces milieux et que le projet de Goering consistait à "jouer Karajan contre Furtwängler". Dans une telle situation, il est compréhensible que Furtwängler fut obligé d'interpréter comme un affront personnel les attaques dirigées contre lui. Faire taire un critique local était éloigné de ses pensées et en raison de sa réputation internationale, il n'avait pas besoin d'agir ainsi. Tout ceci n'était pas le fait d'un critique isolé mais d'un groupe agissant contre lui de manière dictatoriale. »

Madame Wienerr ajouta :

« Von der Nüll n'est pas allé au front mais a pris la direction d'un service de la Luftwaffe. Son travail consistait à organiser des spectacles pour les troupes. Il a occupé ce poste à Berlin durant pratiquement toute la durée de la guerre et est allé volontairement au front en 1945. »

Elle cita également l'agent de concerts Körtling qui avait découvert von der Nüll mort à la suite des combats de Potsdam. Quant au terme Systemzeit, Madame Wiener affirma :

« Ce mot est beaucoup plus ancien que l'ère nazie. Je me souviens très bien avoir entendu ce mot prononcé par des gens âgés après la première guerre mondiale. C'était un terme populaire et automatique. »

Enfin, le film de Verhoeven, réalisé sous le patronage de Goebbels, est une histoire falsifiée de la Philharmonie de Berlin. W. Fiedler avait fait une critique négative de ce film, à tel point que Verhoeven demanda que Fiedler soit arrêté. Furtwängler fut tellement enchanté par cet article qu'il souhaita rencontrer son auteur : la rencontre eut lieu à la fin de décembre 1944, à une époque où la vie des deux hommes était en danger.

20 avril 1947

Les Allemands absolvent Furtwängler, par Kathleen McLaughlin

Seules les signatures officielles manquent à l'heure actuelle en vue du retour sur le podium du célèbre chef d'orchestre, le Dr. Wilhelm Furtwängler, à la suite de son acquittement comme collaborateur nazi. Son acquittement par une commission allemande a été ratifié il y a deux jours par une Kommandantur alliée, a-t-on appris ce soir. Le premier concert de Furtwängler en tant qu'ancien chef de la Philharmonie de Berlin aura lieu sous les auspices des Nations Unies, plus avant dans la saison, probablement en juillet. Yehudi Menuhin donnera le premier d'une série de concerts sous la direction de Furtwängler. Selon des sources de bonne foi, Mr. Menuhin en a fait la condition de son accord. (*)

Aucune personnalité publique plus controversée que le Dr. Furtwängler n'a encore été impliquée dans le programme chargé de dénazification en Allemagne. Ses adversaires des deux côtés de l'Atlantique ont été nombreux et agressifs. Des protestations se sont élevées contre sa future venue aux Etats Unis.

Tandis qu'une considérable amertume s'est faite jour en Allemagne comme issue de son procès devant un tribunal allemand de dénazification, la majorité des allemands préconisait son retour à son ancien poste. Son éminente position dans les milieux musicaux allemands et son importante réputation internationale le rendirent cher aux yeux du public qui répugnait à perdre son leadership, sans se soucier de son association reconnue avec le régime nazi.

Ses adversaires étaient principalement des éléments anti-nazis. Ils prétendent que son retour à la vie publique en tant que chef d'orchestre aura un résultat opposé sur le tout le programme de poursuites judiciaires contre les activistes nazis et créera une atmosphère faite d'un manque de sincérité qui ne peut être justifiée. Le Dr. Furtwängler a déjà été avisé en privé de son acquittement futur et a admis qu'il n'attendait que ce mot avant d'accepter de juteux contrats avec la BBC et l'Amérique.

* Menuhin jouera le concerto de Beethoven sous la direction de Furtwängler, d'abord au festival de Lucerne (30 août 1947), puis à Berlin (28 et 29 septembre 1947) .

29 avril 1947

Furtwängler blanchi

La Kommandantur alliée quadri-partite a déclaré aujourd'hui que Wilhelm Furtwängler pouvait reprendre immédiatement ses activités musicales. Le comité de dénazification a approuvé le verdict d'une Cour allemande qui, en décembre dernier, a blanchi le chef de 61 ans, de l'accusation de coopération avec les nazis. Monsieur Furtwängler a déclaré vivre en Suisse où il a passé la majeure partie de son temps depuis la fin de la guerre. La décision mit un terme à dix-huit mois de chamaillerie autour du droit de Furtwängler à reprendre les concerts. Les autorités russes ont annoncé sa relaxe à plusieurs reprises, simplement pour que le gouvernement militaire des Etats Unis fasse en sorte que son procès se déroule sans irrégularité. Le veto des Etats Unis prit fin quand un tribunal de dénazification de Berlin le déclara innocent, il y a quatre mois de cela.


Conclusion

S'il fallait brièvement résumer les péripéties des deux procès en dénazification que Furtwängler dut endurer, nous pourrions dire ceci : à Vienne, le Gouvernement autrichien recommanda sa réhabilitation en mars 1946, ce qui fut totalement ignoré par le Gouvernement militaire américain. La promesse de McClure selon laquelle l'affaire Furtwängler serait réglée « en quelques semaines », ne fut jamais tenue : l'affaire s'éternisa et dura dix-huit mois, c'est-à-dire bien après que la majorité de ses collègues aient repris leur carrière (*). En juin 1946, une seconde commission fut créée par les Alliés à Berlin afin de faire des investigations sur le cas Furtwängler. Cette seconde commission demanda également la réhabilitation immédiate du chef allemand qui fut rejetée par les services du Général McClure et transformée en une commission de dénazification, pour laquelle il n'y avait aucun fondement légal. En effet, cette procédure ne concernait que les membres du Parti Nazi cherchant un emploi. Furtwängler n'aurait jamais dû être appelé devant une telle juridiction. Les mois passèrent. En Suisse où il résidait, la presse de gauche continua ses attaques contre lui malgré la défense publique de l'ami Ernest Ansermet. Furtwängler écrivit à son ancien collègue Fritz Zweig qui vivait à Los Angeles :

« En raison de pressions venues de New York, les décisions de la commission d'investigation ne seront pas rendues publiques. Je suis empêché de diriger en Allemagne et à l'étranger. Qui a réellement intérêt à cette situation ? C'est la question que je suis obligé de me poser. »

Comme dans le cas de Mengelberg qui, après la guerre, fut banni et exilé dans son chalet en Suisse, Furtwängler dut faire face à une justice « deux poids, deux mesures ». Il ne pourra de nouveau diriger qu'en avril 1947 - c'est-à-dire après plus de deux ans d'inactivité -, non pas en Allemagne mais en Italie. Son retour à Berlin aura lieu le 25 mai, dans un programme entièrement dédié à son « cher » Beethoven, et sera triomphal.

* Ainsi, Karajan, qui avait eu deux cartes au Parti nazi, dirigea de nouveau en septembre-octobre 1945 à Trieste et en janvier 1946 à Vienne.

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