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Friedrich Schnapp
(1900-1983)

Né en Westphalie, il fut formé très tôt au violon et au piano, étudia la musicologie et la littérature et fut co-répétiteur au Staatsoper de Berlin. En 1923, il publia à Berlin la réduction pour piano d'une opérette de E. Th. A. Hoffmann, nouvellement découverte, Le masque. Il poursuivit ses études de piano auprès de l'élève de Busoni, Egon Petri. A la demande de Gerda Busoni, il mit en ordre son legs musical. En 1930, il partit pour Frankfurt où il fut formé comme metteur en ondes et où il mena à bien, durant plusieurs années, une étroite collaboration avec Hans Rosbaud. A cette époque, il eut la chance de faire plusieurs découvertes mozartiennes, à Donaueschingen, en particulier les parties orchestrales de la symphonie Linz. En 1939, il partit travailler au Deutschlandsender de Berlin où il devint rapidement le metteur en ondes préféré de Furtwängler dont il retransmit en direct tous les concerts jusqu'à la fin de la guerre. Après celle-ci, Schnapp, à la demande expresse de Furtwängler, assura les retransmissions de ses concerts et de ses représentations d'opéra au festival de Salzburg. En 1945, il s'établit à Hambourg où il devint le premier metteur en ondes de la Radio d'alors (celle-ci deviendra plus tard la NWR). De manière temporaire, il en dirigera également le Département de la Musique. Par la suite, il consacra son activité à une longue et exemplaire collaboration avec Hans Schmidt-Isserstedt, alors chef de l'orchestre de la NWR, nouvellement créé. Cette activité coïncida également avec une étroite relation personnelle.

Jusqu'en 1965, année où il partit en retraite, les productions et retransmissions de concerts de la NWR portèrent la «griffe» du Docteur Schnapp. Sa philosophie en tant qu'ingénieur de son et qu'il avait mise en pratique durant plusieurs décennies, consistait à n'utiliser en général qu'un seul et unique micro et à exclure tout mauvais goût arbitraire lors de la restitution sonore, depuis le podium jusqu'aux enceintes acoustiques. Pour lui, le précepte supérieur consistait à ne pas toucher à la dynamique interne d'un orchestre, aux rapports sonores ni à la balance naturelle entre les bois et les cordes, entre les voix chantées et l'orchestre. De nos jours, les forêts de micros (prises de son multi-micros) utilisés dans les disques et les enregistrements radiophoniques lui seraient suspects au plus haut point. En effet, ses enregistrements possèdent une fluidité et une atmosphère vivante que n'ont pas de nombreux enregistrements stéréophoniques modernes. L'éloge de Furtwängler selon lequel «la chose la plus belle lors de vos retransmissions, c'est que vous ne faites absolument rien» n'avait pas été fait par hasard.

Au cours des dix-huit années que dura sa retraite, il concentra sa vocation musicologique sur des projets qui lui tenaient particulièrement à coeur : les éditions des écrits sur la musique et de la correspondance de E. Th. A. Hoffmann, la collaboration à une nouvelle édition Mozart, l'édition des oeuvres complètes du compositeur danois Franz Berwald et l'édition de l'orchestration des deux Légendes de Franz Liszt. Une aubaine que ces éditions aient pu être menées à bien au temps de sa fraîcheur intellectuelle !

Sa soif de culture était énorme et perdura jusqu'à sa mort. Plusieurs voyages à un âge avancé le prouvent : presque chaque année, il se rendait en Suède, en Italie, en France, en Hongrie et l'année précédant sa mort, il alla à Sainte-Hélène et ce, malgré le handicap de deux infarctus. Un séjour en Corse était même prévu mais il mourut le 26 juillet 1983.

Ceux qui ne l'ont pas connu personnellement auront du mal à se faire une idée précise de son extraordinaire personnalité. Une phrase telle que : «On ne s'en rend peut-être pas compte mais je suis un homme très timide et je déteste me mettre en avant» est typique de son comportement moral et humain. La modestie de cet homme à la fois sérieux et plein d'humour, était impressionnante. La noblesse de sa pensée et la droiture de son comportement furent exemplaires.


Interview de Friedrich Schnapp
par Gert Fischer

Gert Fischer : Pour ce qui concerne l'histoire de votre vie et si je ne me trompe, vous avez été appelé à Frankfurt vers 1930 par Hans Rosbaud, en tant que metteur en ondes, n'est-ce pas ?

Friedrich Schnapp : Oui, mais cela s'est passé un peu plus tard, vers 1934 je crois.

GF : Quoiqu'il en soit, c'est bien Rosbaud qui vous a appelé? 

FS : Oui, Rosbaud m'avait fait venir. Il était alors chef d'orchestre à Frankfurt et cherchait un metteur en ondes. A Frankfurt, l'idée avait germé que l'on devrait dans l'avenir installer un musicien auprès de l'ingénieur du son (jusqu'alors tout était concentré entre les mains d'une seule personne), un technicien doté de connaissances musicales et qui « piloterait le navire». On s'était donc dit : «Ca ne va pas, on doit mettre quelqu'un aux côtés du technicien, quelqu'un qui possède une solide formation musicale». On s'était dit avec raison : «La technique s'apprend mais pas la musicalité. Nous voulons donc former un musicien sur le plan technique, ou du moins pour ce dont il a besoin en vue de la supervision des enregistrements». J'ai été le premier. Je suis arrivé à Frankfurt à l'instigation de Rosbaud, ai suivi durant plusieurs mois des cours d'électronique, d'acoustique, de technique radio, etc...., bref ce qui était nécessaire et c'est ainsi que le monde s'ouvrit à moi et je pus entrer à l'émetteur de mon choix. Je décidai néanmoins de rester à Frankfurt car Rosbaud était un chef tout simplement idéal et un artiste d'exception comme j'en ai peu rencontré. Je suis donc rentré à la Radio comme metteur en ondes, et suis resté à Frankfurt jusqu'en 1938. Rosbaud partit pour Münster comme Directeur Général de la Musique car il ne se plaisait plus à la Radio, tout particulièrement dans cette ambiance nazie. Je suis donc parti.

Je suis arrivé à Berlin en 1938 et suis resté là-bas pratiquement jusqu'à la fin de la guerre comme metteur en ondes. J'ai également pu aller à Hambourg où se trouvait l'unique émetteur qui, vers la fin de la guerre, possédait encore un orchestre et de ce fait, avait besoin d'un ingénieur du son. On m'avait réclamé à Hambourg, sinon je n'aurais jamais quitté Berlin en mars 1945. J'y suis donc resté et ai tout de suite été accepté par les Anglais, d'autant plus que je n'avais eu aucune carte au Parti. J'ai été à plusieurs reprises chef de Département mais je ne voulais pas le rester en permanence car je n'ai jamais beaucoup apprécié le travail de bureau. Je voulais simplement rester en contact avec l'exercice pratique de la Musique.

Maintenant, il me faut évoquer Furtwängler car c'est peut-être lui qui m'a somme toute sauvé! Comme je vous l'ai dit, je suis arrivé à Berlin en 1938 et, à partir de 1939, je suis devenu son metteur en ondes pour ses concerts philharmoniques qui étaient alors tous radiodiffusés en direct. Par la suite, lorsque la guerre prit une tournure funeste, le risque existait que je sois appelé sous les drapeaux. J'en ai parlé à Furtwängler qui me dit : «Que puis-je faire pour vous ?». Je l'ai alors prié d'écrire une lettre à ce... quel était son prénom?... en tout cas, il s'appelait Himmler et était un frère du sinistre Himmler mais c'était surtout un type candide qui travaillait comme fondé de pouvoir à la Reichs-Rundfunk-Gesellschaft de Berlin. Il s'est senti très flatté de recevoir une lettre de Furtwängler et l'a faite suivre au Ministère de la Propagande. De fait, je ne suis pas devenu soldat car Furtwängler avait écrit qu'il ne pouvait pas se passer de mes services !

GF : Quand avez-vous rencontré personnellement Furtwängler pour la première fois?

FS : J'ai fait la connaissance de Furtwängler en septembre 1939. Je me souviens avec précision de cette date car elle correspondait aux débuts de la guerre. Je ne le connaissais pas encore mais j'avais naturellement assisté à beaucoup de ses concerts, sans toutefois faire partie de ses admirateurs fanatiques et inconditionnels. J'avais beaucoup de critiques à émettre, en particulier concernant ses interprétations de Bach et de Mozart. Je ne me suis nullement senti gêné lorsque j'ai fait sa connaissance. Ceci s'est passé de la manière suivante : je venais d'être nommé metteur en ondes principal aux deux émetteurs de Berlin, le Reichsender et le Deutschlandsender. A ce titre, je devais également retransmettre les concerts de Furtwängler. Celui-ci était un personnage pas commode du tout. Le premier concert qu'il donna eut lieu dans les studios de la Radio et comportait en autres, l'Eroica (1) de Beethoven. Lors de la répétition, on fit savoir à Furtwängler avec ménagement qu'il y avait un nouveau metteur en ondes du nom de Schnapp. Ceci eut tout de suite le don de l'exaspérer car il détestait travailler sur un plan artistique avec des personnes qui lui étaient inconnues, ce qui est d'ailleurs tout à fait compréhensible. Aussi, fit-il demander l'autre metteur en ondes pour cet enregistrement mais celui-ci ne put être joint, et l'affaire semblait tourner mal. Toute la Radio était en émoi et les musiciens de la Philharmonie étaient déjà en place dans le grand studio de retransmission, alors que Furtwängler palabrait dans les escaliers avec toutes les autorités de la Radio. J'entendis plusieurs fois prononcer mon nom (je faisais les cent pas, très ennuyé) mais il m'importait peu que ce soit moi ou un autre qui assure la retransmission. Eh bien, alors que tout semblait prêt à éclater, on me pria de monter un demi-étage jusqu'à Furtwängler et d'échanger quelques mots avec lui. Je lui dis (je ne me souviens plus qui m'avait conduit là, Monsieur von Westermann je crois) : «Vous savez, la seule chose qui m'intéresse, c'est de savoir si je suis libre aujourd'hui ou si je suis de service. Tout le reste me laisse froid.». Je suis donc monté jusqu'à Furtwängler qui s'avança vers moi avec empressement en disant : «Eh bien, je ne vous connais pas et ne sais pas du tout qui vous êtes...mais vous allez assurer la retransmission. Je dois dire que ce qu'on entend à la Radio ne ressemble pas du tout à ma manière de diriger.» Je lui répondis froidement : «Oui, c'est vraiment dommage, car à ce stade-là, l'expérience collective, l'expérience originale deviennent superflues». Il me regarda avec de grands yeux et soudain, se mit à rire.

Sa secrétaire, Madame de Rechenberg, me dit plus tard : «Vous avez magnifiquement su le prendre. «Je répondis : «Mais pourquoi donc ? Je n'ai fait que lui dire la vérité !» On ne peut comparer aucune exécution publique avec une retransmission radiophonique, surtout à cette époque où la retransmission stéréophonique n'existait pas. Finalement, on me dit que Furtwängler voulait tenter l'expérience. Tout rentra dans l'ordre et je me suis retrouvé à la console de mixage comme metteur en ondes! On fit l'enregistrement et Furtwängler posa quelques questions auxquelles je répondis et tout marcha à merveille. Les autorités de la Radio étaient ravies que la glace ait été rompue et me dirent : «Naturellement, vous devrez retransmettre le prochain concert en direct de la Philharmonie». Nous avions deux répétitions à la Philharmonie et il y avait là une salle d'écoute d'où on ne voyait ni le chef ni l'orchestre; on ne pouvait communiquer que par haut-parleur et par micro. La répétition se déroula normalement et à un certain moment, Furtwängler me demanda : «Est-ce qu'on entend bien la clarinette?» Je sortis du local et, depuis un balcon, lui répondis : «Excusez-moi Docteur, vous voulez certainement dire le hautbois!» «Oui». Tout le monde se mit à rire. «Oui», dis-je, «c'était parfait». Je retournai à ma console et peu après, il m'interpella de nouveau : «Est-ce qu'on entend bien la harpe?» «Non, je n'entends rien», répondis-je. «Il n'y en a pas non plus!», rétorquèrent quelques musiciens. Ce n'étaient évidemment que des questions-pièges et il y en eut encore d'autres. Malheur à moi si j'avais répondu de travers. Il aurait été facile de dire pour le rassurer : «Oui, oui, tout va bien», mais il ne fallait pas le faire sinon c'était fichu !

Le dialogue avec Furtwängler en resta là. Arriva donc la première retransmission du concert. Il y eut ensuite le second concert Philharmonique, peut-être trois semaines plus tard (2). J'étais à nouveau présent et on me dit : «Le Docteur veut vous parler, le Docteur veut vous parler !» (c'était chaque fois une espèce d'affaire d'état !). Je descendis donc dans la loge des artistes. Furtwängler vint à moi de manière très cordiale et me dit : «Docteur Schnapp, il me faut vous remercier. Je dois vous avouer que, pour le premier concert, j'ai demandé à mes amis les plus critiques de me donner leur avis et de critiquer la retransmission de la manière la plus sévère qui soit. Ils m'ont unanimement déclaré qu'ils n'avaient jamais entendu une retransmission aussi bonne. Merci beaucoup!». A partir de ce moment-là, j'ai été apprécié par Furtwängler et je dois dire que nos relations sont devenues de plus en plus étroites et j'ajouterai, carrément amicales à la fin.

Durant toute la période de la guerre, j'ai retransmis ses concerts et il me priait chaque fois de lui donner mon avis critique. Il acceptait la critique mais il fallait le faire avec tact. Il savait reconnaître les flatteries qu'il trouvait répugnantes. Un jour, alors qu'une foule de flatteurs se pressait dans sa loge et que je me présentais à la porte (parce qu'il m'avait convié d'aller le voir à chaque entracte), il dit : «Ah, voici mon seul vrai critique!». C'était sûrement une flatterie !

Il m'ouvrit son coeur à propos d'autres retransmissions qui lui déplurent, par exemple à Vienne et me demanda : «Comment est-ce possible ? J'ai écouté les bandes de ces concerts et je sais très précisément là où j'ai diminué les bois qui soudain sonnent trop fort et d'autre part, on n'entend pas du tout les crescendi et les diminuendi. Comment est-ce possible ?» Je lui ai alors expliqué que cela dépendait exclusivement du metteur en ondes qui avait dû se dire : «Pour cette gradation dynamique très fine allant jusqu'au pianissimo, je dois mettre le paquet». L'ingénieur du son en question qui travaille avec plusieurs micros, se dit : «Les bois me semblent un peu faibles, donc je pousse un peu le potentiomètre, etc...». De la même façon, les diminuendi qui lui semblent trop importants sont augmentés, tandis que les crescendi sont amortis, ceci en est la raison. C'était une falsification facile. Je lui dis alors : «Vous pouvez y remédier en enlevant les micros qui sont placés dans l'orchestre, en les éloignant et en exigeant que l'on mette un micro dans la salle, à une distance convenable. Une telle chose ne peut alors pratiquement plus se produire, du moins en ce qui concerne les rapports entre les différents groupes instrumentaux.» Cela parut lui sauter aux yeux ! Là dessus, il exigea que j'aille avec lui à Vienne pour que l'on retransmette ses concerts. Plus tard, après la guerre, je dus également assurer les retransmissions au festival de Salzbourg. Il s'agissait pour moi de tâches ingrates car il était évident que les ingénieurs du son de l'endroit ne me regardaient pas d'un très bon oeil car c'était une sorte de défiance à leur égard. Mais en ce temps-là, Furtwängler était si puissant qu'il pouvait faire adopter un tel souhait. Je dus donc avaler la pilule et l'accompagner.

Furtwängler me demandait toujours si j'avais des remarques à faire. Je me souviens que, lorsque nous avons fait la Neuvième de Beethoven à Salzbourg (3), il a fait cogner sur les timbales d'une manière telle que je me suis dit : «Mon dieu, ça ne va pas du tout». Mes collègues autrichiens étaient effrayés et je suis tout simplement allé près du balcon, lui disant que ça n'allait pas du tout ainsi. Ils tremblaient car ils connaissaient Furtwängler mais ils ne savaient pas en quels bons termes j'étais avec lui. Il me vit en haut et dit : «Les timbales sont trop fortes, n'est-ce pas ?» »Oui», répondis-je. «Mais c'est si beau !» «Bien, alors faites comme bon vous semble», lui répondis-je. On avait des problèmes avec les micros de l'époque et on devait faire extrêmement attention à la dynamique car la moindre surmodulation créait non seulement des distorsions mais l'émetteur pouvait également « sauter » On devait donc travailler avec la plus extrême attention, c'est-à-dire en suivant la partition. Un jour il me dit : «Ce qui me plaît particulièrement chez vous et dans vos enregistrements, c'est que vous ne faites absolument rien!». Cette réflexion était tout simplement paradoxale mais elle démontrait cependant que j'étais sur la bonne voie et que je concrétisais ses intentions, même si c'était sur une échelle réduite.

Maintenant, venons-en au public. J'ai toujours été persuadé que la Radio ne peut suppléer l'expérience de groupe dans un concert en direct ou lors d'une représentation d'opéra. Des milliers d'auditeurs qui retiennent leur respiration en même temps et qui reprennent leur souffle au même moment, tout ceci ne peut être reproduit par la radio. J'ai très précisément en mémoire que, lors de son exécution du Don Juan de Strauss, tout à la fin de l'oeuvre, lors de l'arrêt général de l'orchestre, le public retint son souffle. On n'entendait rien, aucun bruit, il régnait dans la salle de la Philharmonie une tension inouïe et, je peux le dire, quasiment électrique qui disparut soudain quand il joua les dernières notes. Mon ami Philip Jarnach qui assistait au concert, avait éprouvé exactement la même sensation extraordinaire, en avait été très impressionné et avait été très heureux d'apprendre que le concert serait retransmis par la radio huit jours plus tard. Après l'avoir écouté, il me dit : «Oui, le silence général qui avait causé un tel choc dans la salle n'était plus dans la retransmission radiophonique qu'un trou trop long, on ne peut appeler ça autrement.» Ceci prouve qu'une expérience collective au concert ou à l'opéra ne peut être reproduite par la radio avec toutes ses qualités et encore, en ne parlant que des bons enregistrements!

GF : Si l'on compare ses enregistrements de studio avec ses retransmissions en public, chez lui et par rapport à d'autres chefs, une proportion incroyable de vécu instantané et de tension a été captée et je crois qu'on peut ainsi répondre à la question de savoir si l'atmosphère stérile d'un studio correspondait vraiment à sa nature. Que pouvez-vous dire à ce sujet ?

FS : Lors des répétitions et jusqu'à la générale sans public, seuls les musiciens, l'oeuvre et sa tentative de réaliser sa vision sonore le préoccupaient et la présence du public l'aurait assurément dérangé. D'ailleurs, les retransmissions de telles répétitions sont extrêmement instructives. Quand il s'agissait uniquement de l'exécution, quand l'oeuvre avait été étudiée au point qu'il se disait : «elle est mûre pour être écoutée», alors il avait sans aucun doute besoin du public.

GF : Mais le qualificatif «mûr» ne signifiait jamais le point final dans la connaissance de l'oeuvre...

FS : Non, il a toujours retravaillé les oeuvres. Je dois dire que chacun de ses concerts était à proprement parler, une « Première ». Je me souviens très bien par exemple de la cinquième symphonie de Beethoven, à propos de laquelle je lui avais fait remarquer dans sa loge, sur un ton facétieux, le nombre de fois qu'il l'avait dirigée. Ce à quoi il m'avait répondu : «Par le passé, je l'ai jouée tout à fait autrement que maintenant !» Il y travaillait constamment et cela le rendait nerveux, je peux comparer cela à du trac. Bien qu'il connût l'oeuvre par coeur et de l'intérieur, l'exécuter en se disant : «Bon, ça va aller tout seul, je n'ai pas à la diriger» était tout à fait impossible avec lui car il s'immergeait avec une ardeur extraordinaire dans l'oeuvre qu'il recréait.

GF : Après ses points forts, parlons de ses points faibles. Brahms et Beethoven étaient assurément les pôles importants qui lui procuraient les sensations les plus profondes. Nous avons déjà évoqué les extrêmes, par exemple Bach, Haendel et Mozart d'une part, et Wagner d'autre part. Qu'est-ce qui vous déplaisait alors dans ses interprétations de Bach et, dans une moindre mesure peut-être, dans celles de Haendel ?

FS : Ses conceptions étaient très subjectives. En premier lieu, il tenait les petites formations pour qui les oeuvres de Bach étaient écrites, pour une nécessité de l'époque de Bach. Il pensait que Bach aurait été ravi si, pour les Concertos Brandebourgeois, au lieu de dix ou quinze musiciens, il avait pu disposer d'un orchestre de soixante instrumentistes. Pour ce qui concerne la Passion Saint Matthieu, il pensait que Bach aurait été enchanté d'avoir cinq cents exécutants! C'est une erreur colossale car ces oeuvres, comme on le sait aujourd'hui, sont inexécutables avec ces grands effectifs. Des choses très comiques se produisirent : par exemple, dans la Saint Matthieu, là où la flûte était inaudible car il y avait deux cents choristes et un orchestre en rapport, il fit jouer dix flûtes. Il pensait que dix flûtes jouent dix fois plus fort qu'une seule! C'est un sophisme et cela n'allait évidemment pas. La conduite des voix et l'instrumentation nous obligent à utiliser un choeur réduit et un orchestre à petit effectif, faute de quoi il faudrait tout réinstrumenter. La conséquence en est des tempi traînants. Avec des effectifs gigantesques, les tempi ont tendance à traîner et la Saint Matthieu manque d'élan (on ne peut lui imprimer d'élan car elle est architecturée de manière inouïe) et dure tellement longtemps car, avec de telles masses, aucun individu ne peut se concentrer. L'impact des choeurs et cette succession sèche et rapide ne peuvent être obtenues avec un choeur gigantesque.

GF : Il a écrit quelque part, à propos de l'exécution de la Saint Matthieu, au début des années trente, que, là où Bach veut exprimer la masse, il faut également utiliser la masse. Mais il ignore précisément ce qui était alors divulgué comme connaissance musicologique moderne du style d'interprétation de ces oeuvres.

FS : Sa dynamique me déplaisait également car il la concevait de manière trop romantique. Il se disait : «S'il n'y a aucune indication de crescendo, de fortissimo ou de pianissimo, c'est parce que Bach n'a pas fait imprimer les oeuvres. Lui-même savait comment il voulait traiter la dynamique. Faisons le donc aussi.» De nos jours, nous savons que c'est tout le contraire ! Quand Bach note un forte, ce forte dure aussi longtemps qu'il le faut avant qu'un piano ne le remplace. C'est ce qu'on appelle la «dynamique à étages» qui vient de l'orgue ancien. Toute l'expression en découle. Evidemment, s'il y a une ligne mélodique à l'intérieur d'un forte ou d'un piano, il y a bien sûr des modulations, en particulier dans la ligne de chant et dans les instruments solistes. Ces choses vont de soi et chez Bach, toute l'expression va de soi. Cela, on ne doit pas le «rembourrer».

Ma troisième critique concerne son renoncement au clavecin. Cet instrument lui paraîssait imparfait et dépassé depuis longtemps par nos pianos modernes. En tant que romantique tardif, il pensait : «Si Bach avait connu nos pianos, il n'aurait pu toucher au clavecin». Il faisait jouer les oeuvres pour deux clavecins et orchestre par deux pianos et le concerto pour trois clavecins par trois pianos. Naturellement, il fallait augmenter l'orchestre et on avait ces crescendi, etc... A mes yeux, c'était une véritable caricature de ce que Bach avait véritablement imaginé mais la personnalité de Furtwängler était tellement forte qu'il devenait très vite pénible de s'y opposer dans son for intérieur. Si l'on allait à un concert en étant à priori contre, alors je dis qu'il est faux de se complaire dans cette opposition et on ferait mieux de rester à la maison! On ne peut pas écouter une grande oeuvre de Bach du début à la fin, dans une attitude de refus perpétuel! Mais à l'époque, je me faisais la réflexion suivante : «J'écoute attentivement comment cette personnalité musicale se reflète chez Furtwängler» et l'impression était très forte. Il était tellement convaincu de sa propre interprétation qu'on devait capituler. D'un point de vue objectif, c'était faux et cela ne correspondait pas à mon goût. Cependant, il s'agissait d'une grandiose prestation qui donnait naissance à des sensations très fortes parce qu'il ressentait les choses ainsi et qu'il faisait toujours de la musique avec son coeur. Ceci explique également qu'une symphonie comme la Cinquième de Beethoven qu'il avait dirigée plusieurs centaines de fois était sans cesse étudiée et que chaque fois, il y insufflait une vie nouvelle.

On ne pouvait lui parler avant qu'il rejoigne le podium. Il faisait les cent pas dans sa loge, en fredonnant et en dirigeant du geste. Il était alors très tendu et un jour, il me dit : «Je vais jouer aujourd'hui la Cinquième tout à fait différemment !» Il l'avait vraiment étudiée, avait découvert de nouvelles beautés, les transitions ne lui paraîssaient pas justes... Il a perpétuellement lutté avec les oeuvres et leur a donné une nouvelle forme. A chaque fois, c'était pour lui une première que de jouer des oeuvres qu'il avait dirigées très fréquemment et cette tension inouïe qui émanait de lui se transmettait sans aucun doute au public.

GF : Chez qui se trouvaient les affinités correspondant le plus à sa personnalité ? Chez Brahms, Beethoven, Mozart où... ?

FS : Avec Mozart, c'était différent. Il tenait sans aucun doute Mozart pour un compositeur d'opéra mais il voyait certainement dans le symphoniste Mozart un précurseur de Beethoven. Par conséquent, il ne jouait que les trois dernières symphonies et très rarement et seulement dans un style beethovénien, «ébouriffé» pourrait-on dire. On avait le sentiment par exemple avec la sol mineur, qu'il s'agissait du jeune Beethoven mais ses interprétations ne donnaient pas l'impression qu'il s'agissait du Mozart de la maturité. Brahms, c'était autre chose. J'ai toujours trouvé ses interprétations brahmsiennes très convaincantes, peut-être parce que Brahms lui était contemporain. Parfois, je songeais que Brahms aurait été excité par «son Brahms»!

La jeunesse de Furtwängler... Mon dieu  Il était encore tout jeune lorsque Brahms vivait. Cette tradition brahmsienne, issue de Steinbach, il l'a « têtée» avec le lait de sa mère, n'est-ce pas ? Les autres compositeurs étaient déjà entrés dans l'histoire. Qui peut de nos jours parler de la tradition beethovénienne ? Elle est passée entre tant de mains qu'on ne peut que poser la question : «Qu'en était-il réellement à l'époque ? ».

Furtwängler était une synthèse remarquable, assurément un homme extraordinairement cultivé, cela venait de ses racines familiales. Son père était un archéologue mondialement connu et.... Il était cultivé, possédant une énorme culture littéraire, ne la connaissant pas seulement mais l'ayant «digérée». Je vous l'ai dit, je crois, nous évoquions un jour la Pastorale de Célibidache qui m'avait très peu plu. Il me dit tout bas : «Je crois qu'il faut avoir lu Adalbert Stifter pour pouvoir diriger la Pastorale». J'ai trouvé extrêmement instructive la façon dont il avait dit cela. Il y avait aussi chez lui cette grandeur qu'il a atteinte en tant que chef d'orchestre. Si on veut parler avec exagération, il lui manquait vraiment tout pour diriger, c'est à dire le don du geste. Il battait la mesure en faisant des contorsions et tout son corps vacillait. On ne savait pas du tout ce qui se passait ni quand l'orchestre devait partir! Les musiciens de la Philharmonie étaient accoutumés à la situation et un bon mot avait leur faveur : «C'est Goedecke qui commence !». Goedecke était le contrebassiste qui donnait le signal. A Vienne, lors d'un concert avec un nouveau premier violon, celui-ci interrompit la répétition et dit : «Monsieur le Docteur, où se situe le premier temps dans vos contorsions?». A Berlin, ils savaient que Goedecke tirait son archet et tous partaient. Une fois, il a dit : «Je ne sais pas, ils entrent toujours si tardivement! J'abaisse seulement ma baguette!» Tels étaient ses célèbres « zigzags »!

Cela allait loin : si j'écoutais une retransmission de la Flûte enchantée, je savais à coup sûr à l'avance que les trois premiers accords ne seraient pas ensemble (les mauvaises langues affirmaient qu'avec lui, ils n'avaient jamais joué ensemble. A Salzbourg, j'en avais fait l'expérience : ils n'étaient pas ensemble) mais cela n'avait aucune importance pour lui. Il avait tellement bien restitué la respiration qui anime cette oeuvre! Parmi les grands chefs, aucun n'avait de telles lacunes dans la technique de la baguette mais cette technique déficiente ne dérangeait pas. Il était vraiment un grand chef! Il y parvenait avec le regard et il avait une perception inouïe de la dynamique au sein de l'orchestre. «Non, non, non, non, non», criait-il. «Non!». Il ne parvenait pas à s'exprimer! Il n'aurait jamais pu dire : «La seconde clarinette doit jouer un peu moins fort, le premier hautbois un peu plus fort», cela ne s'est jamais produit. Il affichait seulement un visage grimaçant et disait : «Non, non, non» jusqu'à ce qu'il obtienne ce qu'il voulait et alors, il était rayonnant. Par son oreille interne, il avait une idée précise de ce qu'il voulait entendre et c'était du grand style.

Il avait dirigé ici une symphonie de Brahms et j'en avais ensuite parlé avec lui. Il me dit : «Il y a eu ces fausses notes des cors... mais non, ça n'a pas d'importance, on laisse tel quel, c'était si beau musicalement !». Avec lui, on était très loin du perfectionnisme actuel. Malgré cela, l'impression était tellement grandiose que la gestique n'était pas le point crucial.

GF : Vous avez déjà raconté que Furtwängler n'aurait pas eu l'oreille absolue et que les membres de la Philharmonie de Berlin lui avaient fait une farce pour son anniversaire (4).

FS : Non, cela se passait à New York et il s'agissait des musiciens de la Philharmonie lors de son premier concert avec eux. Il m'a lui-même raconté cette histoire. Nous parlions de l'oreille absolue et il admit qu'il ne l'avait pas (je crois que Wagner également ne l'avait pas et cela n'a rien à voir avec les qualités d'un artiste). L'orchestre de New York le savait. Lors de la répétition de l'Eroica le jour de son anniversaire, ils s'étaient mis d'accord pour commencer à la jouer en mi majeur. Furtwängler m'a raconté lui-même qu'il avait tout arrêté en frappant sur le pupitre et dit : «Ca sonne bizarrement... C'est très bizarre aujourd'hui, que se passe-t-il ?». Un éclat de rire général en résulta. Pendant la guerre, il m'a raconté son audition à Mannheim - c'est très intéressant ! Il était jeune chef à l'opéra de Lübeck, je crois (il donnait aussi des concerts). Bref, à Mannheim, la place de chef était vacante. Il me semble que Bodanzky s'en allait et on organisa un concours. Bodanzky était un chef remarquable et, comme il me l'a raconté, le choix se porta sur trois concurrents et lui en plus. Il devait diriger Fidelio (5).

Il me raconta en toute simplicité que plusieurs incidents se produisirent et qu'il s'était dit : «Tu peux faire ta valise et rentrer chez toi.», alors qu'avec les autres et parmi eux, un chef routinier dont j'ai oublié le nom (il était inconnu), tout s'était bien passé. Furtwängler avait entendu ses concurrents diriger cet opéra. Ses fautes à lui l'avaient totalement désespéré, il voulait retourner à Lübeck en cachette sans parler à Bodanzky et aux membres du jury et était très déprimé. C'est alors que Bodanzky lui dit : «Ah, Monsieur Furtwängler, nous dînons ensemble ce soir, n'est-ce pas ou bien avez-vous prévu autre chose ?» «Non», répondit-il. «Mais pourquoi devrais-je dîner avec vous ?». C'est alors que Bodanzky lui dit : «Bien, mais quand pouvez-vous venir ?» «Quoi ? moi venir ? vous plaisantez! Je dois venir ici à Mannheim?!» «Oui, oui, oui, bien entendu», dit Bodanzky. «Mais dites-moi, il y a eu toutes ces erreurs... !» «Oui» «Et l'autre était bien meilleur, tout a bien marché avec lui» «Vous savez, ça ne m'intéresse pas du tout», répondit Bodanzky. «Vous avez été le meilleur et de loin. Les autres ne font pas le poids, il n'y a aucune discussion à ce sujet!» Furtwängler répondit : «Voyez-vous, c'était un juif. Je devrais un jour écrire ce que je dois aux juifs». Ils avaient en effet un sens de la qualité qui était tout à fait grandiose. Bodanzky, qui était lui-même un magnifique technicien de la baguette et avec qui aucun accroc ne se produisait, lui dit : «Ca ne m'intéresse pas du tout si vous vous êtes trompé à plusieurs reprises mais votre prestation était incomparablement la meilleure et de loin !» Ainsi commença l'ascension de Furtwängler.

GF : On a tendance à affirmer aujourd'hui, suite à la vague de popularité de Furtwängler, qu'il a été dans notre siècle l'interprète exemplaire de la Cinquième de Beethoven et que, celui qui la joue autrement n'arrive pas à toucher le public. Que pensez-vous de telles opinions ?

FS : Je considère cela comme tout à fait inexact car chaque chef l'interprète différemment... Non, il était tellement persuasif à sa manière! Je me suis parfois demandé : «Est-ce que cela aurait plu à Beethoven?» Voilà la question essentielle.  Mais je trouvais extraordinaire la façon dont il la jouait. C'est tout ce qu'on peut dire.

GF : On a affirmé que Karajan serait l'héritier de Furtwängler et que, comme l'a écrit un critique berlinois, Karajan a «vaincu  l'ombre» de Furtwängler. Pensez-vous que, en prenant en compte le style de Karajan, il ait, du moins en partie, recueilli un tel héritage de Furtwängler ?

FS : Je ne peux pas répondre à cette question car je n'ai plus entendu Karajan depuis des années, ni même à la radio. Je peux seulement dire que ce mot «héritage» est dangereux en ce sens que chaque homme important représente sans aucun doute une individualité. Comment voulez-vous, par exemple, que Nikisch soit l'héritier de Hans von Bülow ou que Furtwängler soit celui de Nikisch? Ce sont des natures par essence différentes, des hommes possédant des points de vue artistiques différents, pourrait-on dire en schématisant et ayant également des dons différents, si bien que cette comparaison ne tient pas. Mais que Furtwängler longtemps après sa mort, soit considéré comme irremplaçable, cela est tout naturel. Peu à peu, les couleurs s'estompent avec le temps et le successeur mûrit, devient plus réfléchi, plus paisible, donnant lieu à de telles affirmations... Au fond, ce ne sont à mon avis que des jeux de mots.

GF : Dans la façon d'interpréter et même dans leur attitude spirituelle...

FS : Ils sont trop différents.

GF : Ils n'ont rien en commun ?

FS : C'est exactement cela.

GF : Après la guerre, avez-vous de nouveau rencontré Furtwängler à Berlin ?

FS : Oui, j'avais été tellement «emberliné» que je voulais à tout prix retourner à Berlin après la guerre. Durant un an et demi, j'ai pu travailler au studio berlinois de la NDR, c'était à l'époque où Furtwängler fêtait son retour. Même si je m'étais trouvé à Hambourg, il m'aurait fait chercher pour ses concerts car pour lui, cela allait de soit !

GF : Avez-vous été témoin de sa réhabilitation ?

FS : Oui, naturellement. Je sais qu'il en a été très affecté et que, au comble de l'irritation, il a fini par jeter au visage de ceux qui lui faisaient des reproches : «Ne jugez pas afin que vous ne soyiez pas jugés à votre tour!» C'est historique et cela se passait à Berlin en effet et pour lui, c'était une comédie ridicule. C'est à cause de cette affaire qu'il est revenu si tardivement de Suisse. Il ne revint qu'en 1947 mais les musiciens de la Philharmonie l'attendaient évidemment depuis 1945. Mes retrouvailles avec lui furent très émouvantes et j'ai eu le grand honneur et la grande joie que, après la répétition où il fut accueilli avec enthousiasme par ses anciens musiciens qui se pressaient autour de lui, il me demande à voix basse de déjeuner avec lui. Il prenait ses repas dans les environs, chez des amis de Dahlem (les répétitions avaient lieu dans la Gemeindehaus de Dahlem car la vieille salle de la Philharmonie avait été détruite (6).

GF : Dans ses lettres, il se plaint des injustices et des inventions à son égard.

FS : Oui, bien sûr. Il avait été nommé Staatsrat (Conseiller d'Etat), ce qu'on lui avait reproché. Je peux seulement vous dire ceci : de gros bonnets du Parti venaient dans sa loge dans des uniformes d'apparat et levaient le bras en disant «Heil Hitler». Furtwängler n'a jamais répondu «Heil Hitler», je le sais et son intervention en faveur d'Hindemith est notoire. Il avait écrit un article où il considère que l'interdiction de Hindemith était injuste et il s'est ainsi attiré une grande hostilité de la part de Goebbels. Ce qu'on lui a reproché, c'est d'être resté et de ne pas avoir su tirer les conséquences de la situation. En effet, il n'a plus dirigé Mendelssohn, Hindemith, Mahler, etc. et pour cela, on lui en a voulu. Face à de telles circonstances, il aurait dû illico déblayer le terrain. Si chacun avait agi ainsi, les Nazis seraient restés «le bec dans l'eau», mais je suis convaincu que Furtwängler faisait partie de ceux qui pensaient : «Ca ne va pas durer longtemps.» On avait vu passer tellement de gouvernements qui disparaissaient après six ou huit semaines qu'on ne pouvait pas en vouloir à ces gens-là. D'autant que, au début où Hitler était Chancelier du Reich, il y avait avec lui au gouvernement des personnes issues d'autres partis. En 1933, il n'était pas encore question d'un système à parti unique ou de la dictature d'un parti unique. Furtwängler s'est sans doute dit : «Ca ne durera pas longtemps et des situations aussi extrêmes ne peuvent de toute façon pas être mises en pratique». D'autres personnes qui ont eu plus de discernement (ou qui déplaisaient aux Nazis) étaient déjà parties en se disant : «Nous préférons revenir quand tout ceci sera terminé mais nous ne pouvons pas rester plus longtemps.».

Furtwängler a tenu bon et a pensé (au moment où le gouvernement nazi s'était solidement implanté) qu'il pourrait empêcher certaines choses. Par exemple, qu'il pourrait protéger les musiciens juifs de son orchestre (il y est parvenu au début). Il voulait également que l'on ne se mêle pas de ses programmes ... Il y eut cette affaire Hindemith et il fut violemment attaqué parce qu'il dirigeait cette musique «dégénérée». Il s'y est opposé dans une lettre ouverte à Goebbels (7).

Il fut poussé à bout et finalement, il n'eut que le choix de démissionner et de quitter le pays ou de se conformer aux décisions de Goebbels. Ce qu'il fit et beaucoup de gens lui en ont voulu pour cela. Furtwängler affirma : «Je suis resté pour ne pas laisser tomber mes compatriotes». Effectivement, il en a aidé beaucoup, a fait passer des demi-aryens au travers et a aidé des non-aryens à s'expatrier et à échapper aux camps de concentration. Tout ceci fut possible !

Je me souviens de la première répétition au Staatsoper unter den Linden (8) après l'incendie de la salle de la Philharmonie : il me demanda de descendre et pendant l'entracte, nous étions seuls : je me tenais à la rampe et lui, il était encore sur le podium. L'orchestre était parti et il me demanda : «Qu'en dites-vous ?» Je pensais qu'il parlait de l'incendie de la Philharmonie, de la destruction de Berlin, etc. et je répondis : «Oh, vous savez, c'est le début de la fin !». Il devint très pâle : «Mais non, je parle de l'acoustique de l'opéra !» Je le savais mais je m'étais découvert et il se mit à sourire en disant : «Pour l'amour de Dieu, soyez prudent. Une dame de mes relations qui avait affirmé qu'Hitler était responsable de la déroute de Stalingrad a été arrêtée et exécutée. Soyez très prudent.» Je savais désormais ce qu'il en était de notre relation et cela resserra encore plus étroitement nos liens d'amitié.

Comme les événements l'ont prouvé, il n'a jamais été d'accord avec la politique culturelle des Nazis et je sais, grâce des entretiens privés avec lui, qu'il en était ainsi. Il ne saluait jamais en disant «Heil Hitler» et cela nécessitait beaucoup de courage. Il fut nommé Staatsrat (Conseiller d'Etat) mais ne put l'empêcher et il y avait ces «faisans dorés» qui venaient dans sa loge et qui le saluaient militairement et lui, il murmurait quelque chose comme «Bonjour». Il n'a jamais prononcé Heil Hitler. Il était humainement irréprochable mais politiquement peu clairvoyant. Mais on ne peut reprocher cela à un artiste. Il est donc resté jusqu'à ce que tout aille mal, jusqu'à la triste fin , peut-on dire. En définitive, il était devenu suspect. Il est vrai que les Nazis l'ont naturellement utilisé comme moyen de propagande et il est clair que les retransmissions de ses concerts furent, pendant la guerre, une publicité pour la culture allemande. Ses concerts étaient retransmis par tous les émetteurs allemands mais également par ceux des pays occupés afin de montrer : «Voilà ce que nous faisons pendant la guerre». Les concerts de Furtwängler étaient pour les Nazis une colossale publicité.

GF : La dissolution de la Philharmonie était-elle prévue après la fin de la guerre ?

FS : La Philharmonie ne fut pratiquement pas dissoute. Je suis allé avec les musiciens à Baden-Baden (9), en 1944 je crois. Nous nous sommes installés dans cette ville et avons fait des enregistrements mais Furtwängler n'était pas là. Je me souviens que le dernier concert eut lieu dans l'Admiralspalast (10) et que la lumière s'éteignit. On jouait la sol mineur de Mozart mais on ne savait jamais si on devait continuer ou si... Les musiciens jouèrent encore vingt mesures par coeur mais l'orchestre sombra. L'éclairage de secours permit au public de se lever et de rejoindre le foyer. Cela dura une demi-heure et on put continuer. Les conditions étaient vraiment terribles ! Il y eut ensuite ces adieux à Vienne (11) où il me fit jurer de dire à Berlin qu'il serait présent au prochain concert mais il avait déjà décidé de ne pas venir !

GF : On affirme qu'il a joué le Horst-Wessel-Lied avant ses concerts.

FS : Je n'ai jamais vécu cela. Je ne sais pas, peut-être l'a-t-il joué à Nürnberg lors de la fête du parti Nazi ? Mais je ne peux imaginer une telle chose. De sa part ? Non ! Je n'ai rien vu de tel.

GF : Je crois qu'il a participé une fois aux soirées du parti Nazi en jouant la Valse de l'Empereur.

FS : C'est possible. Il vivait très en retrait et les mondanités ne l'intéressaient pas. Comme je l'ai déjà dit, il était humainement irréprochable mais politiquement peu clairvoyant.

GF : Combien de fois a-t-il travaillé avec les orchestres de Hambourg ?

FS : Relativement peu. Je crois qu'il a dirigé notre orchestre à deux reprises (12). J'étais hors de moi lorsque la secrétaire de Furtwängler me dit un jour, je m'en souviens avec précision : «Vous savez, qui peut dire pendant combien de temps nous aurons encore Furtwängler ?» La Radio annonçait en effet : «Il est si cher, il coûte tellement d'argent». C'était leur point de vue à l'époque.

Vous m'avez demandé de parler de ses compositions. C'était la toute dernière fois qu'il donnait une symphonie à Hambourg et j'en assurais la retransmission. En tout cas, je me souviens que Furtwängler fut sublime. Il en était ainsi avec ses enregistrements radiophoniques mais il n'était pas un fanatique du perfectionnisme comme presque tous les chefs le sont aujourd'hui. A cette occasion, ou peut-être plus tard, quoiqu'il en soit, alors que nous parlions entre quatr'z-yeux, il me demanda quelque chose qui m'a beaucoup touché : «Dites-moi ce que vous me conseilleriez de faire. Dois-je, oui ou non, abandonner la direction et me consacrer à la composition ?» Qu'il m'ait demandé un conseil sur un problème aussi important, cela me bouleversa. Je lui répondis après quelques instants : «Docteur, je crois que vous avez besoin de diriger. Je sais que vous préféreriez composer et que composer est votre objectif et toute votre vie mais ne pourriez-vous pas trouver un compromis ? Le public a également besoin de vous. Je vous propose par exemple, de donner un concert à Berlin, chaque saison, un à Londres, un autre à Paris, de jouer dans les capitales, rien de plus. Cela sera naturellement le point culminant de la vie musicale locale et durant le temps restant, de vous consacrer à l'écriture de vos propres oeuvres». Il resta pensif et me remercia mais il n'a jamais rien fait de tel. Je pense en connaître la raison : il ne pouvait tout simplement pas se passer de l'enthousiasme du public! Il n'était pas fait pour trouver du plaisir à sa table de travail mais il avait besoin de voir une salle comble et d'avoir dix rappels !

Il me revient en mémoire une circonstance qui en fournit la preuve : l'Agence de concerts avait annoncé un concert au Titania Palast trop tardivement, la salle n'était pas comble et Furtwängler devint fou. Il était hors de lui ! Cela ne lui était encore jamais arrivé et il vociféra contre le malheureux agent d'une telle manière... J'en ai déduit que les salles combles, dix rappels et les bravos comptaient plus pour lui que le pain quotidien pour les autres. Il n'est jamais parvenu à réaliser son rêve de se consacrer totalement à la composition parce que ses concerts l'en empêchaient. C'est ainsi qu'il est mort à la tâche. Du reste, je crois que sa mort est également due à son accoutumance à la pénicilline car il pouvait difficilement annuler un concert. Au moindre refroidissement ou au moindre rhume, il prenait aussitôt de la pénicilline pour pouvoir diriger mais quand sa pneumonie se déclara, la pénicilline ne fit plus d'effet.

Vous m'avez demandé avec raison de parler de ses oeuvres. C'est un chapitre difficile mais je dois les juger d'un point de vue positif et dire que leur forme expressive n'est pas la mienne et n'appartient pas à mon idéal. Cette seconde symphonie, par exemple, est d'une envergure gigantesque, est écrite dans le style brucknérien pour ce qui est des dimensions et il se demandait s'il devait ou non faire des coupures. Ces coupures étaient pour moi une mauvaise solution car elles auraient détruit la forme qui était elle-même gigantesque. Pour ce qui me concerne, je préfère des formes plus resserrées et une instrumentation plus transparente que la sienne qui était lourde. Par contre, je trouve que la volonté et le contenu de cette oeuvre sont imposants.

De nos jours, on recherche l'originalité à tout prix et ces symphonies ont été tout de suite étiquetées comme étant de la musique de Kapellmeister où on entend Tchaikovsky, Brahms, etc. Je dois dire que cette musique a naturellement eu des modèles mais elle possède aussi son propre style et c'est bien du Furtwängler! On voit très bien où vont ses préférences. Cette musique est d'inspiration très noble et il est tragique qu'il ait été un chef d'orchestre si célèbre, ce qui fit obstacle à sa renommée de compositeur et fait que ses oeuvres ne sont jamais entrées dans le répertoire et que peut-être, elles n'y rentreront jamais. Le temps est passé là-dessus.

Je n'ai jamais entendu sa musique de chambre, j'en ai seulement entendu parler. Il imposait des conditions draconiennes, par exemple il ne permettait pas que n'importe qui joue sa sonate pour violon et piano. Cela dépendait toujours de son autorisation. C'est une erreur parce que quand on écrit une oeuvre, chacun doit pouvoir la jouer. L'un la joue mieux, l'autre plus mal mais on porte ainsi préjudice à la divulgation de ses oeuvres si on se dit : «Je ne donne l'autorisation de la jouer qu'à un tel ou un tel». La moitié des exécutants se dit alors : «Je ne la joue pas , il y en a tellement d'autres !» Furtwängler aurait dû dire : «Personne ne l'a encore aussi bien jouée que celui-ci», cela aurait été un meilleur point de vue plutôt que de mettre des obstacles.

GF : Pensez-vous qu'il serait souhaitable de porter un nouvel intérêt aux oeuvres de Furtwängler ?

FS : Oui, d'autant qu'il est un compositeur moderne, authentique et qui éprouve des sentiments et qui nous montre par des exemples pratiques qu'il est encore possible à notre époque d'écrire de la bonne musique tonale.

GF : Il a souvent donné sa symphonie en Allemagne, lors de ses tournées (13).

FS : Oui et il l'a également jouée ici 14. Il était naturellement très heureux quand on l'invitait à jouer cette symphonie en concert.

GF : ... Bien que ce soit différent lorsque le compositeur la dirige lui-même...

FS : Naturellement mais il oubliait que c'était un atout supplémentaire et que les autres chefs auraient eu beaucoup de mal à inscrire une telle oeuvre dans leur programme.

GF : ... Mais peut-être aurait-il de moins en moins dirigé comme vous le lui aviez suggéré et qu'il se serait plus consacré à la composition et il aurait eu certainement assez de temps pour le faire.

FS : C'est exact. Je pense au vieux Goethe du Divan : «Flüchte du im reinen Osten, Patriarchenluft zu kosten». Il voulait se sauver dans un univers patriarcal, loin de la furie de l'époque.

GF : Une dernière question. Vous nous avez rapporté de manière directe et vivante vos propres souvenirs de Furtwängler. Comment avez-vous vécu l'année 1954, quand il mourut de manière inattendue ? Comment l'avez-vous su et comment avez-vous réagi  ?

FS : J'en parle à contrecoeur. Quelque temps avant sa mort, le déclin de son ouïe était devenu évident et cela avait un impact sur ses interprétations ainsi qu'il l'a lui-même remarqué. Il en résulta un véritable manque d'assurance et je dois dire que pour Furtwängler l'interprète - et non le créateur - sa mort est peut-être venue à temps, c'est-à-dire avant que le public ne se dise : «Il n'est plus comme avant». Mais en tant que compositeur et en tant qu'homme, il a laissé sans aucun doute un grand vide. Quand nous avons appris sa mort, le choc fut rude, mais que tout cela reste à l'état de souvenir...

GF : Pensez-vous qu'en 1954 - lorsque Furtwängler mourut - est-ce que vous vous en rendiez compte ou était-ce déjà une prise de conscience.... je ne veux pas dire par là qu'on ne connaissait pas qui était Furtwängler et l'importance de son nom... en effet, il arrive parfois qu'un événement important clarifie non seulement une situation mais également toute une évolution historique et que soudain, on prend conscience de ce que l'on a perdu ! Est-ce que ce sentiment était répandu dans l'opinion publique ?

FS : Je peux dire que le grand public ne m'a jamais tellement intéressé. J'ai seulement ressenti douloureusement sa mort, moi et quelques bons amis qui l'avaient bien connu. Ce que le grand public en pensait ne m'intéressait pas. Pour répondre à votre question, j'y ai peu prêté attention.

GF : Il est tout à fait symptomatique avec le recul du temps, qu'à la mort de Furtwängler, Karajan soit devenu son successeur immédiat et que cela marqua la fin de l'esprit ancien et le début d'un esprit nouveau, et non seulement pour les musiciens de la Philharmonie de Berlin.

FS : «Karajan ad portas» était déjà bien sûr un dicton du temps de Furtwängler, pourrais-je dire.

GF : ... Cela avait déjà eu des effets sur Furtwängler car à ma connaissance, il devait graver la Flûte enchantée mais c'est Karajan qui réalisa l'enregistrement.

FS : Pour terminer cet entretien, je sais seulement que la plaisanterie suivante circulait chez les musiciens de la Philharmonie : «Si Furtwängler avait effectivement su que Karajan serait devenu son successeur, alors il serait encore vivant aujourd'hui !».

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[ 1 ] L'Eroica fut enregistrée le 1er octobre. Les bandes semblent perdues.

[ 2 ] Le premier concert philharmonique de la saison eut lieu en effet à Berlin, trois semaines plus tard, le 22 octobre.

[ 3 ] Le 31 août 1951.

[ 4 ] Furtwängler dirigea l'Eroica à New York mais lors de sa seconde tournée américaine, les 1 et 2 avril 1926. Le jour de son anniversaire (25 janvier 1925), il était à New York mais dirigea un programme comprenant: les Hébrides, Don Juan et la Cinquième de Tchaikovski !

[ 5 ] Bodanzky se rendit à Lübeck pour assister à la représentation de Fidelio dirigée par Furtwängler, le 23 mars 1915.

[ 6 ] Le 30 janvier 1944.

[ 7 ] Le 25 septembre 1934 parut en première page du Deutsche Allgemeine Zeitung l'article de Furtwängler, «Der Fall Hindemith». A la suite de cette affaire, il démissionna de toutes ses fonctions le 4 décembre.

[ 8 ] Le premier concert au Staatsoper eut lieu le 7 février 1944.

[ 9 ] La Philharmonie de Berlin fut évacuée vers Baden-Baden où elle resta du 31 juillet au 15 septembre 1944. A côté de concerts dans des villes voisines, Schnapp réalisa plusieurs enregistrements, en particulier les concertos de Grieg et Schumann avec Gieseking (publiés par Tahra, réf. TAH 195), la Quatrième de Bruckner et la Troisième de Brahms dirigées par Knappertsbusch (publiées par Tahra, réf. TAH 320/22), etc...

[ 10 ] Le 23 janvier 1945.

[ 11 ] Furtwängler fêta son anniversaire à l'Hôtel Impérial de Vienne, le 25 janvier 1945, en compagnie de Schnapp. Le 30, il adressa un télégramme à la Philharmonie indiquant qu'il annulait ses concerts des 4 et 5 février en raison d'une chute sur le verglas ! Il s'agissait évidemment d'une fausse excuse...

[ 12 ] Il a dirigé l'orchestre de la NDWR les 22 septembre 1947 et 27 octobre 1951 (concert enregistré et publié par Tahra, réf. FURT 1001).

[ 13 ] Il a dirigé sa seconde symphonie lors d'une petite tournée de la Philharmonie de Berlin entre le 15 et le 20 janvier 1953 (six concerts). Chaque fois la seconde partie du concert comprenait la Première de Beethoven pour bien montrer que c'était Beethoven le plus important !

[ 14 ] Les 17 et 18 octobre 1948 avec la Philharmonie de Hambourg. Cet enregistrement a été publié par la Société Furtwängler Française, réf. SWF 921/22 (le reste du concert fut dirigé par son ami Eugen Jochum).

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