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Le Festival de Lucerne

Les semaines internationales de musique de Lucerne ne sont pas, comme Salzburg ou Bayreuth, issues d'une grande tradition qui s'est perpétuée jusqu'à nos jours, elles sont essentiellement internationales et ouvertes à la musique de tous les pays, de toutes les époques, de tous les styles. L'idée d'un festival se manifesta avant tout dans le domaine du théâtre : à la fin du 19e siècle, le poète et dramaturge suisse Arnold Ott caressait l'espoir d'établir à Lucerne un Festspielhaus pour y jouer ses drames. Au lieu de ce théâtre, une autre idée qui remontait à l'époque du séjour de Wagner, conduisit à la naissance des semaines musicales. Depuis que Wagner passa à Triebschen, de 1866 à 1872, les années les plus heureuses et les plus fécondes de sa vie, Lucerne était resté une sorte de terre consacrée où prospérait une authentique vénération pour l'auteur de Tristan.

En 1937, le Président de la Ville de Lucerne, Jacob Zimmerli, décida de concrétiser l'idée des semaines musicales et les organisa après avoir obtenu l'appui de Ernest Ansermet. Au printemps 1938, le bouleversement politique de l'Autriche, mettant les festivals de Salzburg et Bayreuth au service de l'idéologie nazie, offrit à Lucerne la chance unique de devenir un forum de la musique « libre ». Grâce aux bons offices de Adolf Busch, on parvint à gagner à cette cause les deux protagonistes du festival de Salzburg : Toscanini et Bruno Walter. Avec eux arrivèrent deux autres chefs prestigieux : Fritz Busch et Mengelberg mais ce fut surtout Toscanini qui conféra aux deux premières années du festival leur caractère décisif. Le 25 août 1938, il dirigea le concert de fête à Triebschen, concert qui est demeuré célèbre. A l'endroit où, le 25 décembre 1870, elle avait retenti pour la première fois comme cadeau d'anniversaire pour Cosima Wagner, fut jouée Siegfried Idyll. Deux jours plus tard, Toscanini donna un second concert extraordinaire au Palais des Arts (le Kunsthaus édifié en 1933 par l'architecte Armin Meili).

Au cours des années suivantes, on parvint à développer le caractère international du festival. Toscanini avait suggéré la formation d'un choeur : en 1939 le chef italien donnait le baptême du feu à un choeur dans le Requiem de Verdi joué dans l'église des Jésuites (16 et 17 août). Cette année-là le festival prit sa physionomie définitive : des concerts symphoniques formaient la base du programme, complété par un grand concert vocal, par des concerts de musique de chambre, des récitals d'orgue, etc. Ces concerts intimes ont trouvé leur couronnement par l'introduction en 1944 des sérénades de Mozart jouées par le Collegium Musicum de Zurich sous la baguette de Paul Sacher.

Le festival de 1939 fut assombri par les signes avant-coureurs de la seconde guerre mondiale. Il ne put avoir lieu en 1940 mais les semaines de 1941/1942, placées sous la houlette d'artistes italiens, sauvèrent l'entreprise. Un élément national est intervenu en 1943 par la fondation de l'orchestre suisse du festival, constitué par les meilleurs instrumentistes des orchestres symphoniques suisses. Le premier ensemble étranger appelé à jouer à Lucerne fut l'orchestre de la Scala de Milan qui se produisit en 1941 (avec Sabata et Molinari), 1942 et 1946. Son exemple fut suivi par plusieurs célèbres orchestres européens : Wiener Philharmoniker, Berliner Philharmoniker, etc. Les plus grands solistes participèrent au festival : Edwin Fischer, Backhaus, Gieseking, Lipatti, Haskil, Seefried, Schwarzkopf, Fischer-Dieskau, Menuhin, Milstein, Fournier, Marcel Dupré, ainsi que les chefs Kletzki, Markevitch, Giulini, Schuricht, etc. Seule la Ville de Lucerne est parvenue à inviter chaque année ces deux chefs, aux antipodes l'un de l'autre, que furent Furtwängler et Karajan.

Après Toscanini, c'est Furtwängler qui imprima au festival, de 1944 à sa mort, le sceau de sa personnalité. Ses interprétations des oeuvres classiques et romantiques allemandes, de Haydn à Richard Strauss, sont demeurées inoubliables, tout comme la fascination qui émanait de sa direction.

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Les 22 concerts

Furtwängler dirigea donc 22 concerts du Festival de Lucerne entre 1944 et 1954 (sauf en 1952 pour raison de maladie). En voici la liste exhaustive, avec pour chacun un extrait des critiques parues dans le quotidien suisse Luzerner Tagblatt und Zentralschweizerischer Generalanzeiger.

22 août 1944

Brahms : Variationen über ein Thema von Haydn ; Schumann : Symphonie n° 4 ; R. Strauss : Till Eulenspiegels lustige Streiche ; Wagner : Parsifal, Karfreitagszauber et ouverture de Tannhäuser

« Premier concert symphonique sous la direction de Wilhelm Furtwängler qui a pu se rendre à temps en Suisse. Le déroulement du concert ne fut dérangé ni par des alarmes ni par des manifestations politiques : ne sommes-nous pas un peuple heureux ? Ainsi, nous devons remplir notre mission : être un havre d'humanité et aimer le Bien et le Beau ! (...) Il est compréhensible que Furtwängler souhaitait nous présenter un programme de musique allemande mais on aurait pu prévoir un autre programme plus moderne... »

6 septembre 1944

Beethoven : Symphonie n° 1, ouverture Leonore II et Symphonie n° 3 "Eroica"

« Si le risque de la routine est encore plus grand pour le chef expérimenté que pour l'instrumentiste, le danger du nivellement disparaît lorsque le chef se trouve devant un orchestre autre que le sien. Les nouveaux rapports réveillent des impulsions nouvelles, de même qu'un orchestre est toujours tendu devant un nouveau chef. L'importance et l'impact du rapport entre le chef et l'orchestre ont pu être constatés à plusieurs reprises cet été. Ainsi, lorsque Kletzki provoquait des « éruptions » ou lorsque Ansermet faisait rutiler la plus scintillante palette de couleurs. Chez Furtwängler, c'est la différenciation la plus subtile qui ressort. » 

20 août 1947

Brahms : ein deutsches Requiem (solistes Elisabeth Schwarzkopf et Hans Hotter)

* Ce concert a été publié par la Société Furtwängler française - et plus récemment par Music and Arts - à partir de la seule source existante qui est exécrable, ce qui est très frustrant car la prestation des solistes est exceptionnelle.

« Furtwängler sut créer une parfaite homogénéité entre l'orchestre et le choeur. Le chef n'a jamais été un despote mais il chercha surtout à faire s'épanouir les musiciens. »

27 août 1947

Beethoven : Concerto pour piano n° 1 (soliste Adrian Aeschbacher) et ouverture Leonore III; Brahms : Symphonie n° 1

* Une trace de ce concert existe grâce aux archives de la Radio suédoise qui l'enregistra lors de sa transmission et qui nous communiqua une copie des bandes originales pour notre édition - toujours disponible - Furt 1028/1029.

« La gestuelle des mains de Furtwängler possède une expressivité infinie qui donne une vision de la sensation spirituelle : au-delà d'une dynamique transmise visuellement, on perçoit la perfection de cette « vision ». (...) Après le concert, lors du dîner donné par le Président du Schweizerische Musikverband, Furtwängler adressa quelques mots à l'orchestre pour en souligner l'exceptionnelle prestation et le remercier : 'ces derniers jours ont été durs pour vous et pour moi mais le but a été atteint et l'orchestre a sonné merveilleusement. »

30 août 1947

Wagner : Prélude de Lohengrin ; Beethoven : Concerto pour violon (soliste Yehudi Menuhin) ; Brahms : Symphonie n° 1

« Après que les grandioses notes du prélude se furent éteintes, nous ne nous attendions pas à ce que Menuhin allait nous donner. On savait qu'il était un magnifique technicien de l'archet mais qu'il y ait eu autant d'intériorisation dans son jeu nous a surpris... »

18 août 1948

Wagner : die Meistersinger von Nürnberg, Prélude, Siegfried Idyll, Götterdämmerung, Trauermarsch ; Bruckner : Symphonie n° 4

« La symphonie de Bruckner fut jouée de manière intense. Même si, au travers des tempi, on ressentait une vision subjective, cette subjectivité restait dans les limites admises ; elle n'était que l'expression d'une force créatrice qui sert l'oeuvre, même si, parfois, la vision de Furtwängler pouvait être trop personnelle. Au fil des ans, la gestuelle du chef s'est épurée : c'est uniquement dans les 'forte' que sa baguette met toujours à nu une tension intérieure... »

28 et 29 août 1948

Beethoven : Symphonie n° 9 (solistes Elisabeth Schwarzkopf, Elsa Cavelti, Ernst Häfliger et Paul Schöffler)

« Exécution du plus haut niveau, empreinte d'une musicalité passionnée... »

30 août 1948

Beethoven : Symphonie n° 1; Wagner : Siegfried-Idyll, Götterdämmerung, Trauermarsch, et die Meistersinger von Nürnberg, Prélude

« L'interprétation de la symphonie fut empreinte d'une certaine lassitude (cette symphonie qui fut jouée il n'y a pas si longtemps par Toscanini et l'orchestre de la Scala)... »

24 août 1949

Brahms : Concerto pour violon et violoncelle (solistes Wolfgang Schneiderhan et Enrico Mainardi) ; R. Strauss : Till Eulenspiegels lustige Streiche ; Tchaïkovski : Symphonie n° 4

« Furtwängler : il semble presque trivial de louer ce Maître. Je voudrais pourtant m'arrêter sur deux aspects de ce chef qui nous ont particulièrement impressionnés : d'une part, ce n'est pas seulement la souveraineté de ce musicien qui conduit à une telle perfection dans la re-création de l'oeuvre, c'est bien plus un certain fluide qui émane de lui et qui rejaillit sur l'orchestre et le public. Ce fluide ne peut venir de nulle part, sinon du fait que le chef est imprégné au plus profond de lui-même par la musique qu'il dirige. De ceci découle le second aspect : les détails ne sont que le rythme qui s'amplifie ou s'apaise dans une oscillation qui englobe l'oeuvre tout entière. »

27 et 28 août 1949

Haydn : die Schöpfung (solistes Irmgard Seefried, Boris Christoff, etc.)

« Sous la direction de Furtwängler le choeur et l'orchestre ont atteint une plénitude sonore alors que les parties lyriques se sont avérées ensorcelantes. »

9 août 1950

Gluck : ouverture de Alceste ; Brahms : Variationen über ein Thema von Haydn ; Hindemith : der Schwanendreher (soliste William Primrose) ; Beethoven : Symphonie n° 5

« L'ouverture d'Alceste n'a pas trouvé grand écho dans le public qui l'accueillit avec une certaine retenue. L'enthousiasme ne s'est réveillé qu'avec les Variations Haydn. Dans le concerto d'Hindemith, Primrose maîtrisa de manière éblouissante la difficile partie soliste (...) On sait avec quelle intensité Furtwängler vit l'expérience de la 5° symphonie et comment il sait transmettre cette expérience à l'orchestre. Grâce à une dynamique exacerbée, cette Cinquième fut le point d'orgue de ce concert. »

26 et 27 août 1950

Berlioz : la Damnation de Faust (solistes Elisabeth Schwarzkopf, Hans Hotter, Alois Pernerstorfer)

* Un enregistrement de ce concert fut publié, en particulier par la firme italienne Cetra et en CD par Eklipse. La qualité sonore est très mauvaise.

« Furtwängler fit ressortir toute l'expression romantique de cette oeuvre... »

15 août 1951

Weber : ouverture du Freischütz ; Bartok : Concerto pour orchestre ; Beethoven : Symphonie n° 7

« Le Concerto de Bartok manquait de cette spontanéité que l'on ressent lorsqu'une musique s'empare irrésistiblement de l'enthousiasme du public. Dans la Septième de Beethoven par contre, le chef était à nouveau dans son élément : la lumière de cette musique brillait dans la clarté de son interprétation. »

25 août 1951

Wagner : extraits du Götterdämmerung (solistes Astrid Varnay, Wilma Lipp, Heinz Rehfuss, Josef Greindl)

« La soirée fut un succès grâce à l'effet suggestif de la musique de Wagner et à sa brillante restitution... »

22 août 1953

Haendel : Concerto grosso n° 10 ; Hindemith : die Harmonie der Welt ; Brahms : Concerto pour piano n° 2 (soliste Edwin Fischer)

« La symphonie de Hindemith a déçu (...) Le mouvement lent du concerto de Brahms fut magistralement interprété et dans le mouvement final, le chef et le soliste se trouvaient dans leur élément, développant un discours plein de tension entre l'orchestre et le piano. »

26 août 1953

Schumann : Ouverture de Manfred et Symphonie n° 4 ; Beethoven : Symphonie n° 3

* Ce concert fut enregistré par un mélomane suisse lors de sa radiodiffusion et publié pour la première fois par la Société Furtwängler française. Même si la qualité sonore est précaire, la bande étant truffée de saturations et distorsions, la firme américaine Music and Arts s'empressa de le copier.

« Dans le trio du scherzo de la Quatrième de Schumann, le premier violon, Michel Schwalbé, trouva l'opportunité de se distinguer comme soliste et d'enlacer le thème rêveur par de gracieuses guirlandes... »

21 et 22 août 1954

Beethoven : Symphonie n° 9 (solistes Elisabeth Schwarzkopf, Elsa Cavelti, Ernst Häfliger, Otto Edelmann)

* Le concert du 22 fut enregistré de manière remarquable par la radio suisse (Schweizerischer Rundfunkgesellschaft Basel) et a été publié à de très nombreuses reprises dans des éditions plus ou moins pirates. Notre édition, autorisée par Madame Furtwängler, EMI-London, le Philharmonia Orchestra, Madame Schwarzkopf, etc. obtint le Gramophone Award en 1995 et reste à ce jour notre plus grand succès (après avoir porté le numéro original Furt 1003, ce CD figure désormais dans le coffret « légendaires concerts d'après-guerre » sous la référence Furt 1067-1070).

« Cette soirée fut un cadeau pour les mélomanes. Furtwängler souligna avec l'orchestre londonien le contenu dramatique de cette symphonie comme il avait su le faire six ans plus tôt avec l'orchestre du Festival. Mettant en avant l'essence mélodique comme l'avait fait Wagner au même endroit, l'oeuvre gagna en intensité et en clarté. Dans le final le caractère extatique fut mis en relief comme pour annoncer aux auditeurs 'le passage vers un monde meilleur'. »

25 août 1954

Haydn : Symphonie n° 88 ; Bruckner : Symphonie n° 7

« Que Furtwängler soit l'un des grands chefs brucknériens a déjà été démontré les années précédentes : la coda par exemple dans les premier et dernier mouvements, la tension intérieure et le rêve sonore dans le mouvement lent, ainsi que la vivacité dans le scherzo sont dignes de mention... Il est vrai que dans le piano, la sonorité des bois était un peu dense et que la trompette qui introduit le scherzo dépassa le forte admis... »

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