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Furtwängler et la
Philharmonie de Vienne

Après le départ de Weingartner, il fallut trouver un nouveau chef à la tête de la Philharmonie de Vienne. Le directeur de l'orchestre, Alexander Wunderer, proposa Wilhelm Furtwängler, âgé de 41 ans et qui avait dirigé pour la première fois l'orchestre en 1922 (le 25 mars, à l'occasion du 25ème anniversaire de la mort de Brahms) et qui revint par la suite plusieurs fois pour des concerts hors abonnement (en 1924 et 1925), ayant laissé une grande impression sur une partie de l'orchestre. D'autres musiciens, pourtant, restaient des fans convaincus de Weingartner et étaient très réservés envers Furtwängler et sa technique de direction. Il fallut toute l'influence et la diplomatie de Wunderer pour convaincre l'orchestre d'accepter Furtwängler, même si cela ne se fit pas à l'unanimité. Cette première année, Furtwängler ne put accepter que 5 des 8 concerts proposés (les autres furent dirigés par Franz Schalk) en raison de ses engagements avec la Philharmonie de Berlin et le Gewandhaus de Leipzig (qui étaient deux positions-clés de la vie musicale allemande).

A l'automne 1927 (19 et 20 novembre), Furtwängler prit son poste de chef attitré de la Philharmonie de Vienne. Commença alors une collaboration qui a perduré jusqu'à la fin de sa vie, nourrie par une sensibilité commune pour les grands Maîtres classiques et romantiques. Pourtant, le début du « mariage » avec l'orchestre ne fut pas facile, surtout en raison de son carnet surchargé par ses engagements à Berlin, Leipzig et Vienne, ce qui se fit sentir au niveau des répétitions insuffisantes et empreintes de stress. Un jour, il arriva pour un concert du samedi, uniquement la veille au soir. Le samedi matin, lorsqu'il prit place sur le podium, sous sa veste on apercevait clairement son pyjama (1) ! La répétition fut réduite à une simple exécution des oeuvres programmées, et lors du concert du samedi après-midi (14 janvier 1928), l'orchestre fit une grossière erreur dans l'ouverture des Hébrides de Mendelssohn. La raison ne fut pas uniquement un manque de répétitions mais aussi un manque d'accoutumance à la technique de direction de Furtwängler, qui était différente de celle de Weingartner. Et si sa gestique, l'expression de son visage et les mouvements typiques de sa main gauche indiquaient l'intensité et l'expression qu'il demandait aux musiciens, cela n'avait rien à voir avec une battue indiquée de manière presque scolaire. (2)

Furtwängler avait défendu sa direction dans son texte « Ton und Wort », réclamant avant tout un maximum de concentration, une écoute réciproque et une différenciation dynamique. Il savait réaliser ses intentions et ses idées et c'est justement sa direction qui fit jouer les orchestres comme jamais une direction « normale » aurait pu les faire jouer. Pour Furtwängler, chaque mesure, chaque mélodie, chaque accord étaient un événement. Il aimait les répétitions qui étaient pour lui des esquisses qu'un peinte jette sur le papier avant d'attaquer le tableau sur la toile. Il était un romantique né qui se perdait dans la Beauté. Pour ce qui concerne ses fameux « départs », un musicien berlinois déclara : « Au début ce fut très difficile, mais nous avons convenu d'un système. Nous attendions que son bras droit forme un angle de 45° avec la partie supérieure du pupitre : alors nous partions ».

Mais il fallut du temps pour le comprendre, reconnaître et décrypter ses intentions : ceci fut la cause des principales difficultés de la première année qui réunit Furtwängler et la Philharmonie de Vienne, mais aussi de l'opposition de quelques musiciens plus anciens auxquels il fut confronté lorsqu'il demandait du nouveau, de l'inusuel. Avec le temps, les choses s'améliorèrent et quand l'orchestre jouait avec lui,  il se métamorphosait lentement en un autre orchestre. Le fait que, dès la première répétition, s'était installé tout de suite ce typique « son Furtwängler » est toujours resté un mystère. Furtwängler apportait toujours une vision nouvelle et intéressante et on n'avait jamais l'impression qu'il préparait ce qu'il disait. Il était tout à fait différent de ce que prêchaient d'autres chefs importants et souvent ce qu'il disait était unique. Ainsi, pour la marche funèbre de l'Eroica, il demanda qu'on la joue de manière moins sentimentale, « que là, il y avait un deuil sans larmes... » Pour la scène de l'orage dans la Pastorale, il parla de « torrents de pluie, d'éclairs jaunes ». Dans la Symphonie Romantique de Bruckner, il réclama que les accords pizzicato des cordes qui soutiennent le merveilleux thème des altos dans le deuxième mouvement « résonnent comme des gouttes qui tombent ». Il utilisait des termes concrets pour dire ce qu'il voulait et savait maîtriser comme personne d'autre l'art des transitions et des crescendi qu'il préparait et menait vers des sommets impressionnants. Il savait aussi se servir des pauses comme moyens expressifs, aptes à déclencher des tensions, les étirant au maximum, une caractéristique qui augmentait l'art de façonner la musique comme, par exemple, dans la symphonie en do majeur de Schubert. Ce qui convertit même les plus entêtés en faveur de Furtwängler fut lorsqu'il dirigea la Philharmonie de Vienne à partir du piano dans le cinquième Concerto Brandebourgeois de Bach (le 14 avril 1928). L'orchestre qui avait souvent accompagné dans cette oeuvre un clavecin - qui, pour être audible dans la grande salle de concert dût être amplifié -, accompagna Furtwängler qui joua sur un Bösendorfer. Les plus réticents avaient enfin compris quel grand artiste les dirigerait désormais et la deuxième saison 1928/29 débuta sous des auspices beaucoup plus favorables : il dirigea les huit concerts d'abonnement et fut salué par un public enthousiaste.

Il n'avait pas les allures d'une star mais il pouvait réagir vivement aux critiques, les lisait assidûment et si elles le contrariaient, il disait qu'il ne voulait plus diriger à Vienne ! Il s'habillait de manière assez négligée, avait pris ses quartiers dans l'un des appartements les moins chers du luxueux Hôtel Imperial et déjeunait parfois à la cantine. La Philharmonie commença à l'applaudir à la fin du concert en même temps que le public, de manière spontanée, ce qui fit dire à l'un des clarinettistes après l'un de ses concerts : « et pour ça, on nous paie ! ». Mais Furtwängler avait une façon bien à lui de s'assurer l'attention et la tension du public : il attendait avant de faire son entrée dans la salle, pour déclencher les applaudissements du public qu'il avait fait attendre savamment aussi longtemps que possible. Son comportement avec les musiciens était d'une extrême simplicité, on l'appelait « Herr Doktor » et on pouvait lui adresser la parole sans aucun problème. Il était très strict sur la tenue physique et le coté visuel du concert avait pour lui autant d'importance que le résultat sonore. Ainsi, il demanda de jouer la partie centrale de la marche funèbre de l'Eroica avec de grands coups d'archet, ce qui n'apportait pas grand chose à l'effet acoustique mais accroissait l'effet visuel. Sa direction était la même en répétition et au concert et il disait que la gestique du chef ne devait servir qu'à l'oeuvre et aux musiciens, mais pas s'adresser au public. Pendant la saison, Schalk quitta son poste de chef de l'Opéra et Franz Schneiderhan, qui était devenu Intendant général, voulut que Furtwängler prenne sa suite pour ainsi le lier davantage à Vienne. Mais ce fut Berlin qui entrava une véritable activité de Furtwängler à l'opéra de Vienne. Berlin était devenue la ville-phare pour ce qui concernait l'opéra et souvent, Vienne n'avait pas l'argent demandé par les artistes qui chantaient sur les scènes berlinoises. Finalement, Furtwängler mit fin aux négociations, laissant la voie libre à Clemens Krauss.

Lors de la troisième saison 1929-1930, pour cause de maladie, Furtwängler ne dirigea que sept concerts d'abonnement. Le fait de diriger les deux grandes philharmonies de Berlin et de Vienne, limitait d'une certaine manière ses activités avec la Philharmonie de Vienne et, même s'il fit des tournées avec elle à Budapest, il hésita à l'emmener en Allemagne qui était le territoire de la Philharmonie de Berlin... ce qui l'aurait mis dans une situation embarrassante vis-à-vis d'elle. Pourtant, en avril/mai 1930, Furtwängler dirigea quatre concerts avec la Philharmonie de Vienne en Allemagne et deux à Londres qui connurent un énorme succès. Après le dernier au Queen's Hall (29 avril) où fut jouée la quatrième symphonie de Bruckner, lors du dîner il dit à l'orchestre qu'après des débuts difficiles ils s'étaient « trouvés », lui et les musiciens et que, lorsqu'ils le voudraient, ils pourraient devenir le meilleur orchestre au monde. Ce soir-là, ils l'avaient été ! Puis Furtwängler rentra à Berlin et envoya un télégramme à Wunderer par lequel il mettait un terme à ses concerts à Vienne... ! Wunderer se rendit en Allemagne pour le persuader de revenir sur sa décision mais cela s'avéra vain : il obtint tout juste que Furtwängler dirige tous les ans, gracieusement, le « Nicolaï-Konzert ». Cette décision était dictée par des requêtes des sponsors de la Philharmonie de Berlin qui n'auraient continué à aider financièrement l'orchestre que si Furtwängler leur assurait sa présence définitive et totale.

Furtwängler revint chaque année à Vienne. Durant la saison 1936/7, on avait programmé des concerts avec Walter, Weingartner, Knappertsbusch, Klemperer, Victor de Sabata et Toscanini. Ce fut peut-être le succès de Toscanini à Vienne qui fit que Furtwängler se déclara prêt à diriger de nouveau un concert de la saison... ? Cette situation fut très profitable pour l'orchestre qui, avec Toscanini, travailla la précision, la clarté et la beauté du son tandis qu'avec Furtwängler, l'expression et les « débordements » prévalaient. Parmi les musiciens se formèrent deux groupes et la question : qui des deux chefs est le plus grand ? devint le sujet des discussions. Si Toscanini défendait le principe de la fidélité à l'oeuvre, Furtwängler essayait de reconnaître ce qui se cachait derrière les notes, c'est-à-dire ce trop-plein d'émotions que les notes ne parviennent pas à transmettre entièrement. Furtwängler était unique quand il interprétait les symphonies de Beethoven, particulièrement la Neuvième, et celles de Bruckner.

Après l'Anschluss (11 mars 1938), la situation devint très critique pour la Philharmonie : plusieurs de ses musiciens furent « démissionnés » (Rosé, Buxbaum...), plusieurs chefs ne furent plus admis par le nouveau régime (Toscanini, Klemperer, Bruno Walter, Weingartner, Knappertsbusch...) et le risque d'une saison 1938/39 sans chef se précisa de manière alarmante. Otto Strasser qui était devenu le directeur de l'orchestre fit le voyage à Berlin, le 8 avril, pour parler avec Furtwängler qui commença par cette déclaration :

« Depuis l'époque classique, s'est créée à Vienne une culture musicale représentée par votre orchestre et qu'il faut sauvegarder absolument et défendre de toute sorte d'alignement ».

(Lors des festivités du centenaire de la Philharmonie de Vienne, le Reichsleiter Baldur von Schirach déclara que « la Philharmonie de Vienne n'était pas un orchestre mais une culture ... »). En raison de son expérience en Allemagne, Furtwängler savait ce que signifiait le terme « alignement » : dissolution de la structure associative de l'orchestre, soumission à un schéma unitaire du Reich, donc fin de la disponibilité à faire de la musique et surtout la « purification », dangereuse pour le domaine artistique. Furtwängler promit d'intervenir en faveur de la Philharmonie de Vienne pour sauvegarder son unité. Pour ce qui concernait le service militaire (la Philharmonie de Vienne avait beaucoup de jeunes musiciens), il promit de faire son possible afin qu'ils aient le même régime assigné à la Philharmonie de Berlin. Furtwängler démontra à cette occasion combien il appréciait la Philharmonie de Vienne et dès ce moment, les liens entre lui et l'orchestre devinrent plus étroits et ce, jusqu'à sa mort. Strasser revint à Vienne avec l'assurance de Furtwängler qu'il deviendrait à nouveau chef principal de la Philharmonie, qu'il la dirigerait aussi à Berlin et qu'il avait même prévu de l'emmener en tournée dans les plus grandes villes allemandes (ce qui n'eut lieu que onze ans après la guerre). Les deux concerts à Berlin, les 22 et 23 avril 1938, en présence du Führer, connurent un énorme succès.

Le 5 septembre 1938, Furtwängler et la Philharmonie de Vienne donnèrent une représentation des Maîtres Chanteurs de Nuremberg à l'occasion du congrès du parti nazi (3) et le 14 janvier 1939, il donna la première viennoise de son concerto symphonique pour piano avec son ami Edwin Fischer en soliste. L'oeuvre avait été créée à Munich par les mêmes interprètes, le 26 octobre 1937, lors d'une tournée de la Philharmonie de Berlin. Le quotidien Neues Wiener Tagblatt du 15 janvier, dans un article intitulé « Furtwängler à propos de lui même : Le chef d'orchestre comme compositeur » rapporta ses propos dans les termes suivants :

« A la première répétition de son concerto pour piano, Furtwängler adressa quelques mots aux musiciens, à propos de sa position inhabituelle car il se produisait devant l'orchestre en tant que compositeur, comme une espèce de "délinquant". La meilleure réponse à cette remarque ironique fut une ovation spontanée au "compositeur" Furtwängler après que retentirent les premières mesures « Prestissimo-Feroce » du début. Lorsqu'on a la possibilité de parler avec Furtwängler, il comprend les idées préconçues selon lesquelles un chef doit rester un chef sans vouloir rechercher les honneurs du compositeur. Il raconte en effet avec un sourire comment Arthur Nikisch disait à ses musiciens qu'ils ne connaissaient pas leur chance qu'il dirige seulement sans aussi composer. Mais qui connaît Furtwängler et sa volonté artistique, sait qu'il n'a pas commencé "aussi" à composer.

"J'ai toujours été avant tout un compositeur ; déjà comme jeune garçon j'ai composé, bien avant d'avoir jamais songé à la direction" affirme Furtwängler. "Au fond je me suis toujours senti comme un musicien créateur. La direction d'orchestre fut pour moi le "métier" pour gagner ma vie et à ma grande surprise ce n'est qu'après un certain temps que j'ai eu du succès comme chef d'orchestre. Et lentement les impératifs de mon activité croissante de chef d'orchestre mirent au second plan mon travail de compositeur, même si je ne l'ai jamais interrompu totalement. C'est seulement à un certain âge que je peux me produire devant le public avec mes propres compositions. Pourtant ce fait et ma renommée en tant que chef ne permettent pas qu'on reçoive mes compositions telles qu'elles sont restituées. Un compositeur moderne connu m'a dit un jour : "Le monde tel qu'il est, croira en vous en tant que compositeur seulement une fois que vous aurez abandonné entièrement votre activité de chef". Est-ce vrai ? Les oeuvres n'ont elles pas également leur mot à dire ? Est-ce que tout cela ne dépend pas finalement d'elles ? C'est pour cela que je ne veux rien ajouter sur mes oeuvres, mais laisser l'auditeur juger en dernier ressort ».

Les concerts de la saison 1939/40 furent dirigés par Furtwängler, Knappertsbusch, Mengelberg et Karl Böhm. Les concerts avec Furtwängler furent répétés chacun trois fois pour satisfaire le public, les samedi, dimanche et lundi (4) souvent dans une autre ville (Munich, Budapest...). La saison suivante fut dirigée par Knappertsbusch, Mengelberg, Böhm et Furtwängler qui, cette fois, avait accepté de diriger cinq concerts. En mars 1941, Furtwängler s'était blessé en faisant du ski à Sankt Anton, dans le Vorarlberg, s'était déchiré un nerf du bras droit pendant sa chute et le bras était paralysé. Au début on avait craint qu'il ne pourrait plus prendre la baguette mais heureusement il guérit et reprit la direction des concerts de la saison 1941/42, les partageant avec Knappertsbusch et Böhm. La première partie de la saison se déroula dans le cadre des festivités Mozart durant lesquelles il dirigea le Requiem, les 5 et 6 décembre. Le point culminant de la deuxième partie fut le centenaire de la Philharmonie de Vienne avec comme personnage central, Wilhelm Furtwängler. Lors de l'inauguration de ces fêtes, il tint un discours qui était un chef d'oeuvre de rhétorique. Il commença en énumérant les erreurs et les faiblesses de la Philharmonie de Vienne, valorisant également sa particularité et la comparant à d'autres orchestres. La différence entre ses musiciens et ceux des orchestres américains résidait dans le fait qu'il y avait quelque chose que l'argent ne pouvait pas acheter. Tout ce qui dit Furtwängler était profondément ressenti, exprimant avec ses paroles ce que l'orchestre avait toujours ressenti dans sa direction : un véritable amour pour Vienne et pour son orchestre. Les deux concerts qui eurent lieu pendant ces festivités - le 28 mars où il joua pour l'unique fois de sa vie la Troisième de Schubert et les 29/30 mars, la Huitième de Bruckner - démontrèrent combien l'orchestre lui donnait cet amour en retour.

Furtwängler fit la première tournée à l'étranger avec l'orchestre pendant la guerre (mai 1943), l'emmenant au Danemark et en Suède. Partout les concerts eurent un grand succès. Une foule d'émigrés assista aux concerts de Stockholm et se mit à pleurer quand, le 14 mai, l'orchestre entama le Danube bleu. Otto Strasser avait parlé avec Furtwängler du problème de l'émigration et celui-ci avait avoué qu'il avait reçu de nombreuses invitations à rester à l'étranger mais il affirma qu'il était allemand et qu'il ne quitterait pas son pays au moment où celui-ci était en danger. Après l'attentat manqué contre Hitler et la déclaration de guerre totale, les théâtres et les salles de concerts furent fermés. Le festival de Salzbourg fut annulé, seuls deux concerts avec la Philharmonie de Vienne et Furtwängler et avec le quatuor Schneiderhan eurent lieu. Le 14 août 1944, Furtwängler dirigea au Festspielhaus la Huitième de Bruckner dans une ambiance très sombre. Les Russes avançaient, les Anglais et les Américains bombardaient le pays et dans cette ambiance d'oppression, la musique semblait l'unique espoir. Le concert fut un moment de grâce : Furtwängler fit jaillir de l'orchestre l'ultime degré de beauté sonore et d'intensité expressive. Jamais cette symphonie ne connut une telle plénitude et une telle intériorisation. Après le concert, Furtwängler dit à Strasser :

« Est-ce que cela ne fut pas la plus sublime confirmation de tout ce que nous, en tant que Philharmonie de Vienne, avons voulu atteindre, que nous avons perçu comme notre tâche et ce qui nous a distingué des autres orchestres ? ».

Puis, Furtwängler retourna à Vienne pour trois concerts philharmoniques (14 au 16 octobre), donnant des indications comment la Philharmonie devait se comporter face aux Russes. Il affirma qu'ils avaient le sens de l'Art et qu'ils ne nuiraient pas à l'orchestre mais qu'il fallait que les musiciens restent ensemble à tout prix, afin d'être toujours en condition de jouer.

L'après-guerre commença dans de grandes difficultés en présence des troupes russes d'occupation. Une commission de dénazification devait se prononcer sur les membres du parti : elle était formée par des fonctionnaires du ministère et par un membre de la Philharmonie. Dans ce but, on nomma le seul communiste existant qui avait fait partie du groupe qui était resté à la Philharmonie de Vienne grâce à l'intervention de Furtwängler. Maintenant, c'était son tour d'écouter les autres musiciens : treize d'entre eux furent mis à la retraite en raison de leur appartenance au parti. La Philharmonie se remit à jouer du Mahler, la vie continua avec d'énormes difficultés. Clemens Krauss, Wilhelm Furtwängler et Karl Böhm furent interdits de diriger. Deux chefs se suicidèrent : Leopold Reichwein, qui, en national-socialiste convaincu, s'était tiré une balle à l'entrée des Russes, et Oswald Kabasta, qui, sans faire partie des personnalités nazies de premier plan, avait perdu la tête pendant la longue attente jusqu'à son procès en dénazification et se donna la mort.

Furtwängler revint au Festival de Salzbourg de 1947, où il dirigea deux concerts les 10 et 13 août. Bruno Walter emmena l'orchestre à Edimbourg et à Londres (à Edimbourg il dirigea Das Lied von der Erde avec Kathleen Ferrier qui fit une grande impression sur l'orchestre). Fin septembre, l'orchestre retourna à Vienne, Knappertsbusch inaugura la saison et Furtwängler fit son retour à Vienne après presque trois ans d'absence, son ultime concert ayant eu lieu le 29 janvier 1945. La presse communiste lui réserva des articles très durs mais le premier concert pour le centenaire de la mort de Mendelssohn, le 8 novembre, se déroula sans problème tandis que, la semaine suivante, le 16 novembre, lorsque les musiciens voulurent se rendre à la Grosser Musikvereinssaal, elle était occupée par des manifestants. Quand le vice-président de la Gesellschaft der Musikfreunde (Société des Amis de la Musique), le Baron Mayr, apparut à côté de Furtwängler pour rentrer dans la salle, la bagarre éclata et Mayr eut deux dents cassées. Les chances de maintenir ce concert semblaient nulles. Furtwängler téléphona à l'attaché culturel Matejka, affirmant qu'il ne mettrait plus les pieds à Vienne s'il ne pouvait pas diriger le concert. Une heure plus tard, le concert commença. Furtwängler dirigea comme si rien ne s'était passé mais le lendemain, il se plaignit qu'on parlait beaucoup plus des dents cassées du Baron Mayr que de son concert : Furtwängler ne démentait pas son coté jaloux.... (Une autre cause de jalousie fut la présence d'un certain Herbert von Karajan...)

L'année 1948 connut deux événements importants : le retour de Bruno Walter à Vienne et la tournée suisse avec Furtwängler en juin. Après son retour à la direction après sa dénazification, Furtwängler était prêt à reprendre le poste de chef d'orchestre attitré de la Philharmonie de Vienne. Il dirigea les concerts philharmoniques, fit une série d'enregistrements avec l'orchestre et des tournées avec l'orchestre en Allemagne, à Paris et à Londres (septembre-octobre 1949) et dans d'autres capitales européennes. Les tournées continuèrent tous les ans jusqu'à sa mort, sauf en 1952 quand il tomba malade. Une fois de plus, la Philharmonie de Vienne était redevenue « son » orchestre, et l'une des meilleures formations mondiales. D'un autre côté, les rapports entre la Philharmonie de Vienne et celle de Berlin s'améliorèrent. On ne lui avait jamais demandé s'il préférait la Philharmonie de Berlin à celle de Vienne : le rapport entre Furtwängler et cet orchestre était basé sur la fidélité et la Philharmonie de Vienne lui était restée fidèle, ce qu'elle allait payer cher par la suite.

La première tournée avec Furtwängler en Suisse en juin 1948 risqua d'être annulée à cause du problème des passeports mais grâce au courage du Ministre de l'intérieur, les musiciens eurent leurs passeports et purent partir en tournée. Ils jouèrent à Montreux le 5 juin, en présence de Richard Strauss et dans la cathédrale de Lausanne le 6, une magnifique Inachevée - telle une véritable première, ce qu'il savait faire. Puis, ils se réunirent au festival de Salzbourg dont Furtwängler était devenu le personnage central (il le restera, jusqu'à sa mort). Si l'année précédente, il n'avait dirigé que des concerts, là il dirigea Fidelio (31 juillet, 3 et 6 août). Après Salzbourg, Furtwängler et la Philharmonie se rendirent à Londres pour jouer toutes les symphonies de Beethoven mais tandis que l'accueil du public fut délirant, la presse attaqua le chef et les musiciens. Durant l'été, 1949 Furtwängler dirigea à nouveau Fidelio ainsi qu'une magnifique Flûte enchantée.

Au printemps 1950 - l'année Bach -, se produisit la rupture entre Furtwängler et la Gesellschaft der Musikfreunde, ce qui eut des répercussions sur la Philharmonie de Vienne. La Gesellschaft der Musikfreunde avait demandé à Furtwängler, son membre d'honneur, de diriger la Passion selon Saint-Matthieu dans le cadre du Festival international Bach. Il renonça et la Société s'adressa alors à Herbert von Karajan qui commença tout de suite à répéter avec le Singverein. Mais lorsque Karajan eût terminé son travail avec le choeur, Furtwängler se manifesta de nouveau, se déclarant prêt à diriger l'oeuvre ! La société maintint la parole donnée à Karajan, ce qui conduisit à la rupture. Furtwängler renonça à être membre d'honneur, Knappertsbusch se déclara solidaire avec Furtwängler et les deux décidèrent de ne plus se produire à Vienne. Même si ce ne fut pas le cas, tous les deux n'ont plus jamais participé à une manifestation organisée par la Gesellschaft der Musikfreunde. L'opposition entre Furtwängler et Karajan avait pris une telle ampleur que la Philharmonie ne pouvait plus inviter les deux chefs à un même cycle de concerts mais la Philharmonie se sentait tellement redevable envers Furtwängler qui l'avait aidée pendant les années Hitler, qu'elle renonça à Karajan. L'orchestre était par ailleurs tellement lié à l'art de Furtwängler qu'un autre choix semblait impossible. Même réaction à Salzbourg, ce qui éloigna Karajan pendant plusieurs années des Salzburger Festspiele. Durant l'été 1950, Furtwängler dirigea le Don Giovanni à Salzbourg et en septembre-octobre, l'orchestre fit une grande tournée de 23 concerts avec lui, réalisant un vieux rêve, qui les emmena en Scandinavie, à travers l'Allemagne, la Hollande et la Suisse.

A la fin de sa vie, Furtwängler dirigea à Vienne des oeuvres inhabituelles de son répertoire : ainsi, la 9e symphonie de Chostakovitch (28 et 29 janvier 1950) et le concerto pour orchestre de Bartok (20 et 21 janvier 1951). Les 20 et 21 février 1953, il dirigea sa seconde symphonie qu'il avait créée à Berlin le 22 février 1948 et qu'il venait de jouer en janvier dans six villes allemandes lors d'une tournée de la Philharmonie de Berlin. Dans un interview au journal autrichien Die Presse (21 février) il déclara :

« J'ai débuté en tant que compositeur et je le suis resté jusqu'à ce jour. Pourquoi me suis-je si peu produit avec mes propres oeuvres ? Hindemith m'a dit un jour : le monde n'acceptera jamais vos compositions si vous ne renoncez pas entièrement et radicalement à la direction d'orchestre. J'ai partagé pendant des années cette opinion mais aujourd'hui, j'en suis arrivé au stade où ce que disent les gens n'a plus d'importance pour moi. Par ailleurs, ce qui était naturel et évident chez Bach, Mozart, Wagner et Strauss, c'est-à-dire que si le musicien productif a également un intérêt reproductif, l'interprète a aussi un intérêt productif : cette situation est désormais très éloignée en notre époque de spécialisation.

En tant que compositeur, j'adopte comme première loi la nécessité de l'expression naturelle. Cette spontanéité, si elle est l'expression d'un être vivant, ne peut pas entrer en contradiction avec notre réalité actuelle et doit exister tout naturellement. Mais alors elle ne connaît pas du tout le soit-disant style temporel du langage musical : il n'est alors pas question du langage ni du style, mais de ce qui est dit. Il n'est pas difficile de reconnaître le langage ou le style d'une oeuvre, mais comprendre sa véritable signification - pourvu que l'oeuvre ait quelque chose à dire au-delà du style proprement dit - présente aujourd'hui la même difficulté que dans les grandes oeuvres du passé. »

Furtwängler fit en 1950 plusieurs enregistrements avec la Philharmonie de Vienne pour Walter Legge (5) ce qui n'était guère facile car il se montra imperméable à ses conseils. Un jour, Furtwängler s'adressa à Otto Strasser, lui demandant ce qui, selon lui, faisait le grand succès des enregistrements de Karajan. Strasser répondit que la force de Furtwängler, l'intensité de sa sensibilité, la beauté du son, la grandeur de ses débordements n'arrivaient pas à leur pleine expression au disque tandis que la brillance et la précision de Karajan y étaient retransmis entièrement. Il se contenta de cette réponse. A cette époque la Philharmonie de Vienne devint l'orchestre spécifique de Furtwängler : 23 concerts demandent une adaptation importante, une entente complète, qui se manifestent dans une musique libre de tensions. S'y ajoutaient les enregistrements pour les maisons de disques et les concerts à Vienne. Durant l'été 1951, Furtwängler dirigea à Salzbourg Othello. En 1952 il avait programmé les Noces de Figaro mais il tomba malade durant les répétitions et fut remplacé par Rudolf Moralt. Furtwängler sembla se rétablir de sa maladie et en novembre, il reprit les concerts. Pourtant, sa santé s'était détériorée. Pendant la Neuvième de Beethoven, le 23 janvier 1953, il s'évanouit sur le pupitre durant l'adagio, et le concert fut interrompu.

Durant l'été 1953 il dirigea à Salzbourg le Don Giovanni, ainsi que les Noces de Figaro et partagea avec Bruno Walter les concerts à Edimbourg avec la Philharmonie de Vienne. Ce furent les derniers concerts à l'étranger avec Furtwängler. Le 30 mai 1954, Furtwängler fit sa dernière apparition à Vienne, dirigeant le concert d'ouverture des Wiener Festwochen, entièrement dédié à Schubert. Les répétitions du Freischütz, à Salzbourg, en juillet 1954 se révélèrent difficiles pour lui et pour l'orchestre. Il entendait mal, particulièrement de l'oreille gauche. L'exécution fut néanmoins très belle. Ces problèmes étaient moins évidents en concert, particulièrement au concert final du Festival, le 30 août 1954, avec un programme Beethoven. Ce fut la dernière fois qu'ils jouèrent ensemble en public. En septembre, la Philharmonie prépara avec Furtwängler l'enregistrement de la Walkyrie : Furtwängler semblait en pleine forme. A la fin de l'automne il tomba malade et le 30 novembre la radio annonça sa mort. La presse viennoise lui rendit hommage et on put lire dans le quotidien Die Presse du 1er décembre, sous la plume du critique Heinrich Kralik :

« C'est une tâche pénible et triste de prendre congé d'un artiste qui nous a été si proche, qui au cours des quatre dernières décennies nous fut lié dans les plus extraordinaires événements de notre vie musicale et sur qui nos plans et nos programmes futurs comptaient de manière très forte. L'autre jour, il était encore devant nous, ce musicien d'où émanait sa propre musicalité de manière physique : ses yeux s'illuminaient lorsqu'il était heureux d'une exécution. Parmi les chefs de notre époque, c'était lui le musicien qui plus que tout autre savait remplir sa musique de poésie. Il fut un poète de l'orchestre, de la couleur du son, de l'expression mais il n'oubliait jamais de donner à la poésie de ses interprétations le support spirituel approprié. L'artiste Furtwängler n'était pas un adepte aveugle et unilatéral de l'élément sensuel de la musique : le poète de la musique était en même temps et presque au même degré un philosophe de la musique. C'est cela qui lui donnait sa magnifique grandeur, sa richesse spirituelle, son écho moral. (...)

Il est assurément juste de dire que sa patrie se situait partout où il y avait un bon orchestre. Pourtant Furtwängler n'était pas apatride, se sentant avec raison un chef d'orchestre du peuple allemand. Il fut le dernier grand représentant du grand style romantique et en tant que représentant du grand style romantique, il appartenait entièrement à nous, à Vienne et à l'Autriche, à notre culture musicale. Notre Furtwängler, le Furtwängler des interprétations qui vibraient à l'intérieur de Beethoven, Brahms ou Bruckner... L'artiste qui remplissait la salle où il dirigeait avec la chaleur de sa musicalité, l'artiste et l'homme qui emmenait l'auditeur dans un monde musical lointain et merveilleux. »


[ 1 ] Plusieurs ouvrages évoquent l'activité de Furtwängler avec la Philharmonie de Vienne, en particulier : Das Buch der Wiener Philharmoniker, par Hans Weigel, Residenz-Verlag Salzburg 1967 ; Und dafür wird man noch bezahlt, par Otto Strasser..., et surtout, Demokratie der Könige, par Clemens Hellsberg, Schweizer Verlagshaus Zürich ; Kremayr und Scheriau Wien et Schott Mayence, 1992.

[ 2 ] Dans la critique de la 9ème symphonie de Beethoven parue dans le Neues Wiener Tagblatt du 14 janvier 1936, on peut lire : « La technique de direction de Furtwängler est la suivante : une baguette vibrante qui dirige pour la précision les doubles croches, la main droite qui guide, la main gauche qui donne la couleur, mais par-dessus tout, cette « troisième main » invisible, c'est-à-dire l'esprit qui guide individuellement chaque musicien et chaque choriste. »

[ 3 ] Les archives de la Philharmonie de Vienne ne mentionnent que cette unique représentation du 5 septembre. La revue de radio Funkstunde nous apprend qu'une autre représentation des Meistersinger, (tout au moins le premier acte) fut donnée à Nuremberg le dimanche 3 septembre et retransmise par les émetteurs allemands, en particulier celui de Breslau, de 17H45 à 19H30. Les interprètes furent Rudolf Bockelmann, Josef von Manowarda, Eugen Fuchs, Set Svanholm, Tiana Lemnitz, Ruth Berglund... et la mise en scène fut signée Rudolf Hartmann. Cette représentation de gala (Festaufführung) s'inscrivait dans le cadre des cérémonies officielles d'ouverture du congrès du parti nazi, manifestation appelée Reichsparteitag des Friedens (journée de la paix du parti du Reich).

[ 4 ] Les concerts d'abonnement de la Philharmonie avaient toujours lieu le samedi après-midi et le dimanche matin.

[ 5 ] Furtwängler réalisa 59 enregistrements pour His Master's Voice (avec qui il fut lié par contrat exclusif du 1er septembre 1946 à sa mort) et un pour Decca (symphonie de Franck).

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